En 2008, Clément Rosset (1939 – 2018) nous proposait, chez son fidèle éditeur, de revisiter l'ensemble de son oeuvre dans L'école du réel. Il s'agit là d'une mise à jour extrêmement bien structurée de ce qui a retenu l'essentiel de son attention philosophique au fil d'ouvrages qui se sont succédés dans le temps.

L'éditeur de l'ouvrage, Les éditions de Minuit, présente l'ouvrage de la sorte sur son site:
«
Ce livre est la réunion et la mise au point des textes que j'ai, depuis une trentaine d"années, consacrés à la question du réel et de ses doubles fantomatiques.
Il développe ainsi un sujet unique, qu’on peut définir comme l’exposé d’une conception particulière de l’ontologie, du savoir de ce qui est  comme l’indique l’étymologie du mot. Ma quête de ce que j’appelle le réel est très voisine de l’enquête sur l’être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie. À cette différence près que presque tous les philosophes s’obstinent à marquer, tel naguère Heidegger, la différence entre l’être et la réalité commune, sensible et palpable alors que je m’efforce pour ma part d’affirmer leur identité. Clément Rosset.

& si l'écouter a votre préférence, France Culture a assemblé ici cinq entretiens.


SOMMAIRE [ DES OUVRAGES ANTÉRIEURS À 2008 relus, revus et augmentés PAR L'AUTEUR]

Avant-propos.
– I. le réel et son double, texte intégral du Réel et son double, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1984
– II. post-scriptum au chapitre précédent, extrait du Réel, traité de l’idiotie, Minuit, 1977
– III. retour sur la question du double, extrait de L’Objet singulier, nouvelle édition augmentée, Minuit, 1985
– IV. mirages, extraits du Philosophe et les sortilèges, Minuit, 1985
– V. le principe de cruauté, extraits du Principe de cruauté, Minuit, 1988
– VI. principes de sagesse et de folie, extrait de Principes de sagesse et de folie, Minuit, 1991
– VII. le démon de l’identité, extrait du Démon de la tautologie, Minuit, 1997
– VIII. le régime des passions, extrait du Régime des passions, Minuit, 2001
– IX. impressions fugitives, texte intégral de Impressions fugitives, Minuit, 2004
– X. fantasmagories, texte intégral de Fantasmagories, Minuit, 2006. »


TABLE

  1. LE RÉEL & SON DOUBLE
  2. POST-SCRIPTUM AU CHAPITRE PRÉCÉDENT
  3. RETOUR SUR LA QUESTION DU DOUBLE
  4. MIRAGES
  5. LE PRINCIPE DE CRUAUTÉ199

    Introduction 201
    1. — Le principe de réalité suffisante 202
    [Une digression spinozienne]
    2.—  Le principe d'incertitude 221

    Appendices 234
    L'inobservance du réel
    L'attrait du vide 245 - 250

  6. PRINCIPES DE SAGESSE & DE FOLIE
  7. LE DÉMON DE L'IDENTITÉ
  8. LE RÉGIME DES PASSIONS
  9. IMPRESSIONS FUGITIVES
  10. FANTASMAGORIES
    1. LES REPRODUCTIONS DU RÉEL
      • la photographie
      • la reproduction sonore & la peinture
    2. ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LE RÉEL
      • Sur le réel
      • Sur le double

À mesure que mes notes de carnet s'étoffaient, j'ai envisagé ce qui contribuerait à éclairer utilement cette table. D'une langue belle & précise, l'auteur s'est constamment attaché à clarifier son propos. Son écriture fluide est experte & maitrisée. L'invitation à réfléchir en sa compagnie est constante, bienvenue & fructueuse.


V. le principe de cruauté 199

Introduction 201

« Il n'y a probablement de pensée solide ... que dans le registre de l'impitoyable & du désespoir◊ »

De ce registre double, C. Rosset ne me semble pas définir l'impitoyable tandis que le deuxième adjectif qualifiant, désespéré, lui, bénéficie d'un épanchement plus explicite:

« Désespoir par quoi

  • je n'entends pas une disposition à la mélancolie,
  • mais [j'entends] une disposition réfractaire absolument à tout ce qui ressemble à
    • de l'espoir,
    • ou de l'attente◊ »

Ne rien espérer, ne rien attendre◊ Être devenu rétif à l'espoir, autrement dit à l'attente, constitue en quelque sorte pour C. Rosset une des deux clés pour accéder à une pensée solide◊

Quant à l'impitoyable, la première clé, j'y sens comme la vibration

  • d'une authenticité sans rémission possible,
  • d'une forme de lucidité jusqu'auboutiste

concernant la nature irrémédiable

  • du réel pur,
  • de la réalité nue,

une fois tous les voiles dont les humains la parent ont été arrachés◊

Une fois le registre du réel défini autour d'une éthique de la cruauté, C. Rosset s'attache à résumer cette éthique au moyen de deux principes simples:

« Deux principes simples résument une éthique de la cruauté,

  1. le principe de la réalité suffisante &
  2. le principe d'incertitude◊ »

1. — Le principe de réalité suffisante 202

La philosophie possède trois caractères définitoires:

  1. elle s'ouvrage, elle se fabrique,
  2. elle est spéculative, elle spécule,
  3. elle intellectualise.

La philosophie consiste avant tout en une oeuvre, en une création. Ses caractéristiques « ne diffèrent pas fondamentalement de toute espèce d'oeuvre » 202:

  • originalité,
  • inventivité,
  • imagination,
  • art de la composition,
  • puissance expressive.

La philosophie tire sa spécificité de « la nature de l'objet qu'elle se propose de suggérer. » 203 Cet objet consiste en l'ensemble

  • de tous les objets existants,
  • de la réalité en général, « conçue dans la totalité de ses dimensions spatio-temporelles. »

Une théorie, selon son étymon grec, est le résultat d'un regard porté sur les choses, « y compris [les choses] qui se situent hors de portée de sa perception, regard à la fois créatif & interprétatif [...] qui prétend rendre compte d'un ... ensemble de'objets donnés. Ce compte rendu s'entend dans tous les sens du terme:

  • écho,
  • & témoignage d'une part (au sens où l'on établit un rapport sur tel ou tel sujet),
  • évaluation d'autre part (au sens où l'on établit la somme de ce qu'on a reçu en partage afin d'être en état, le cas échéant, de rendre
    • à chacun·e,
    • & à chaque chose
  • la juste monnaie de sa pièce. »

« L'ambition de ce compte rendu définit à la fois la démesure & la spécificité de l'activité philosophique.  » Cette activité philosophique consiste

  • « à être plus générale
  • & non [à être]
    • plus théorique
    • ou plus abstraite.
  • à être une théorie de la réalité en général. » 203

Le regard philosophique, parce qu'il mesure, est ainsi interprétatif. « Les images que [le regard philosophique] propose sont ... des recompositions. » 202

Ce regard philosophique mesure, interprète & recompose les images qu'il propose.

« La philosophie trébuche habituellement sur le réel non en raison de son inépuisable richesse mais plutôt [en raison] de sa pauvreté en raisons d'être qui fait de la réalité une matière à la fois trop ample & trop mince; trop ample pour être parcourue, trop mince pour être comprise. » 205 Un motif fondamental de la philosophie occidentale est, parce que le réel est insuffisant, de recourir « à un principe extérieur à la réalité elle-même (Idée, Esprit, Âme du monde, etc.) appelé

  • à fonder,
  • à expliquer,
  • voire à jusitifier

la pensée d'une insuffisance du réel. En souvenir de Leibniz [qui a établi] le principe de raison suffisante, C. Rosset appellera l'idée d'une suffisance du réel, l'idée que le réel suffit, le principe de réalité suffisante. Cela « apparait comme une inconvenance majeure aux yeux de [presque] tous les philosophes sauf Lucrèce, Spinoza, Nietzsche & même, dans une certaine mesure, Leibniz lui-même. » 205 C. Rosset nous propose de « philosopher à propos & à partir du seul réel. » 206 Le fait que cela ne convienne à presque aucun philosophe, C. Rosset l'illustre en citant un passage de Hegel dans lequel celui-ci déprécie la réalité immédiate.

C. Rosset insiste: « Le principe de réalité insuffisante constitue le CRÉDO commun à toute dénégation philosophique du réel. Spinoza résume très bien cette habituelle propension de la philosophie à l'inversion des vérité & des valeurs:

La superstition semble admettre que le bien, c'est ce qui apporte la tristesse; le mal ce qui donne de la joie. » Éth. IV, app. Ch. XXXI 206.


Une digression spinozienne

B. Pautrat rend ce passage ainsi:

« Or la superstition semble tenir pour bon ce qui apporte la tristesse, & au contraire [ la superstition semble tenir] pour mauvais ce qui apporte la joie. »

P.-F. Moreau, lui, le traduit encore légèrement différemment:

« La supersitition, en revanche, semble poser qu'est bon ce qui apporte de la tristesse & inversément qu'est mauvais ce qui apporte de la joie. »

Le chapitre 31 concernant la bonne manière de vivre selon l'Éthique spionozienne continue ainsi dans la traduction Moreau: « Mais comme nous l'avons déjà dit (voir le scolie de la proposition 45), seul un envieux se réjouit de mon impuissance & de ma peine. Car

  • plus grande est la joie dont nous sommes affectés,
  • plus grande est la perfection à laquelle nous passons,
    • & par conséquent plus nous participons de la nature divine [naturelle/naturée];
    • et une joie ne peut jamais être mauvaise, que règle le vrai principe de notre utilité.
    • Au contraire, celui qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, celui-là n'est pas conduit par la raison. » p. 447

Je trouve piquante cette convergence de contingences textuelles qui pousse Moreau, bien après Rosset, à rendre par principe vrai de notre utilité le syntagme latin "ratio vera utilitatis"◊

Enfin, la dernière traduction en date est celle de l'équipe assemblée par Maxime Rovere au service de l'Éthique spinozienne. Voici la traduction du même passage:

« Mais la superstition semble soutenir qu'est bon, au contraire, ce qui apporte la tristesse, et à l'inverse, mauvais ce qui apporte la joie. » 763, 765


Revenons à C. Rosset, après cette digression personnelle de nature spinozienne: « Par cruauté du réel, [qui donne son titre au chapitre 5],

  • j'entends d'abord, il va sans dire, la nature intrinsèquement douloureuse & tragique de la réalité. ...» en raison du caractère incompréhensible de la réalité, même si cela est secondaire;
  • j'entends aussi par cruauté du réel le caractère unique, & par conséquent irrémédiable & sans appel, de cette réalité - caractère qui interdit à la fois de tenir celle-ci à distance et d'en atténuer la rigueur par la prise en considération de quelque instance que soit qui serait extérieure à elle. » 208

« Ainsi la réalité est-elle cruelle – & indigeste – dès lors qu'on la dépouille de tout ce qui n'est pas elle pour ne la considérer qu'en elle-même... » 209

« La réalité, à tenir celle-ci pour seule & suffisante, ...

  • outrepasse déjà la faculté humaine de comprendre,
  • outrepasse aussi – & ceci est plus dommageable que cela – la faculté humaine d'être affecté. » 211

Une réorchestration
Lorsque nous lisons LA RÉALITÉ EST CRUELLE, c'est entre autres par ces caractères bien isolés pour nous par C. Rosset:

La réalité est  Quelques reformulations
 unique  Son univocité la rend incontournable.
 tragique  càd dramatique, conflictuelle, douloureuse (A. Comte-Sponville a longuement exposé sa conception du tragique dans un gros volume.)
 sans appel  elle n'offre pas de seconde chance, de session de rattrapage
 rigoureuse  Sa sévérité inflexible, son austérité même, sa dureté (Merci au TLFi !)
 irrémédiable  La réalité est sans remède possible face à sa cruauté intrinsèque
 incompréhensible  Le fait même qu'elle ne puisse être comprise tient éloigné tout remède un tant soit peu rationnel...
 douloureuse  la douleur qui en résulte est immense
 & donc cruelle  De tout celà résulte une cruauté innommable.


La réalité nous colle à la peau. Elle est à la fois tragique, sans appel, rigoureuse, irrémédiable - elle est sans remède possible face à sa cruauté intrinsèque -; elle est incompréhensible; il en résulte une douleur qui débouche sur une sensation réelle intimement vécue de cruauté.

La réalité ne peut être tenue à distance car sa cruauté par l'un ou l'autre de ses caractères (définitoires) nous rattrape toujours de pleine volée. La réalité a toujours du caractère: ce n'est jamais une chiffe molle ! Elle nous rattrape toujours au tournant.

La seule façon de procéder est de l'accepter telle qu'elle est & non telle que nous voudrions qu'elle soit, telle que nous l'espérons.

Cela consiste à prendre la réalité pour désir, & non prendre ses désirs pour la réalité (genre "ça ira mieux demain...").

Prendre la réalité pour désir, c'est en accepter tous les caractères définitoires & s'en trouver bien ainsi, ou en tout cas tout faire pour en reconnaitre honnêtement la présence & agir éventuellement en conséquence: face à une douleur persistante, consulter le corps médical par exemple. Le corps a toujours les deux pieds sur terre, lui !


 

...(211-220) La vingtaine de pages consacrée au principe de réalité suffisante se clôt par une phrase à valeur aphoristique presque:

« La médecine ne peut & ne pourra jamais guérir que les bien-portants. » 220 Bien sûr, l'extraire de son contexte ne fait pas sens pour l'instant.


2.—  Le principe d'incertitude 221

L'ontologie est le savoir de ce qui est◊  La quête du réel mise sur le métier par Clément Rosset équivaut à « l'enquête sur l'être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie◊ »

C. Rosset affirme l'identité qui existe entre l'être et la réalité commune, sensible, palpable◊ Il me semble que l'être est proche, en tant que vocable,

  • de ce que J. F. Billeter peaufine sous le vocable de sujet
  • & de ce que j'en suis venu à nommer le soi sur Nulle Part, dans une écriture à la fois poétique & de plus en plus philosophique, par bribes

 C. Rosset affirme que l'être & le réel sont identiques◊

Ce second principe tient à l'incertitude de toute solution que la philosophie apporte à ses propres problèmes◊ « Les solutions que [la philosophie] apporte à ses propres problèmes sont nécessairement & par définition douteuses – à tel point qu'une vérité qui serait certaine cesserait par là même d'être une vérité philosophique »◊ « Un philosophe qui serait persuadé de la vérité de ce qu'il propose cesserait du même coup d'être un philosophe (encore qu'il puisse lui arriver, en revanche, d'être très raisonnablement persuadé de la fausseté des thèses qu'il critique◊ »

« Ce principe d'incertitude

  • selon qu'il est respecté
  • ou non

peut servir d'ailleurs de critère pour départager

  • véritables
  • & faux philosophes:

[en effet]

  • un grand penseur est toujours des plus réservé quant à la valeur des vérités qu'il suggère;
  • alors qu'un philosophe médiocre se reconnait, entre autre choses, à ceci qu'il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu'il énonce. »

Le vocabulaire employé pour énoncer puis illustrer ce principe d'incertitude est remarquable:

Une grande penseuse Une philosophe médiocre
 suggère des vérités,  énonce des inepties,
 demeure réservée sur la valeur des vérités qu'elle suggère.  est persuadée de la vérité des inepties qu'elle énonce

 


Appendices 234

L'inobservance du réel

L'attrait du vide 245 - 250


  1. FANTASMAGORIES
    1. LES REPRODUCTIONS DU RÉEL
      • la photographie
      • la reproduction sonore & la peinture
    2. ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LE RÉEL 462
      • Sur le réel
      • Sur le double 466

Sur le réel

Cette adjonction terminale à L'école du réel est de nature terminologique; elle précise les caractères définitoires des deux concepts fondateurs dans l'oeuvre de Clément Rosset: le réel & son double. Neuf pages d'une limpidité sans pareille.

Le réel « déborde toujours les descriptions intellectuelles qu'on peut en donner. Il peut les déborder en bien ... mais aussi en mal.» 466 Le réel peut aussi bien être porteur de joie mais aussi de tristesse. « C'est pourquoi », ainsi Clément Rosset conclut-il ce paragraphe, après avoir puisé deux exemples dans l'histoire littéraire pour illustrer son propos, « j'ai suggéré à plusieurs reprises que le réel était la seule chose du monde à laquelle on ne s'habituait jamais. » 466

On ne s'habitue jamais au réel, qu'il suscite émerveillement ou ennui, voire même pire.

L'accepter tel qu'il est, quoi qu'il suscitât en nous, sur deux gammes d'affects aux infinies nuances intermédiaires,

  • de la joie à la tristesse,
  • de l'émerveillement à l'ennui,

est encore la manière la plus directe d'en comprendre les mécanismes sans en rire, ni les déplorer ou les détester. Vous aurez peut-être reconnu Spinoza (Traité politique, I, 4) dont j'étends ici la portée au réel tel qu'il est présenté de façon définitive, me semble-t-il, par C. Rosset dans le but d'éviter l'évocation de la paire BIEN/MAL propre à C. Rosset. Elle m'apparait, quelque peu inutilement, alourdir son propos fondateur.


Sur le double

La typologie du double que le philosophe établit gravite autour de la duplication & de l'envoilement.

Le premier type de double est le double de duplication. Il a pour fonction de copier l'original sans remettre en cause l'intégrité de cet original qu'il ne détruit pas, & à côté duquel il mène une existence propre.

Le second type de double, C. Rosset le nomme double fantasmatique. « Il implique l'élimination de l'original qu'il tue, ou qu'il esssaie de tuer en prétendant se substituer à lui. Le verbe tuer est sans doute un terme excessif: il serait plus vrai de dire que le double fantasmatique se contente généralement de jeter un voile sur le réel. » 470 Cela constitue un stratagème.

« Il arrive parfois que le stratagème tienne un certain temps. Mais il n'est souvent que d'un effet bref n'accordant alors qu'un court répit aux imminentes retrouvailles avec la réalité. » 470 Cette phrase est la dernière de l'ouvrage. Une apothéose de réel.

 

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