Un extrait :
« La certitude
que rien n'est à dire
inspire l'azur ;
sa profondeur est lisse
comme une absence d'expression. » (p. 25)
Une courte préface de Francis Édeline et une postface de trois pages par Catherine Daems éclairent les circonstances de ces retrouvailles aux Éditions de la Différence.
L'infini textuel mis en caisses, en quelque sorte. Les Archives et Musée de la Littérature détiennent le fonds.
Ce Prologue au silence n’annonce pas la dernière publication posthume de François Jacqmin puisqu’il en avait lui-même choisi le titre.
L’extrême rareté des mots affinés au long des trente poèmes rend dense la philosophie qui les sous-tend. Plus le mot se raréfie, plus les perles admises par l’auteur font pencher la philosophie vers un orientalisme qui ne dit pas son nom. Six textes traitent du rien, un de l’absence, le tout sous les auspices du silence. Comme si l’écrivain rechignait presque à user de mots. Il laisse pourtant des archives volumineuses de textes inédits.
Le sujet, le silence, préexiste au commencement puisqu’en commençant l’auteur s’en écarte.
Il serait intéressant qu’un mécénat coopératif s’occupât de publier les œuvres complètes de François Jacqmin. Je ne vois aucune raison qui pourrait justifier pareille carence. À moins bien sûr qu’il ait laissé des instructions testamentaires pour qu’il n’en soit pas ainsi. Mais alors, ce recueil n’aurait pas pu paraître, ni le précédent, Éléments de géométrie. Bien sûr, je sais le monde de l’édition qui préférera distiller d’abord… au nom du « flux tendu» éditorial… Bienvenue aux distillats alors!
S’agit-il d’un traité de philosophie en trente textes, 469 mots et 142 vers ? (Dans l’inintéressant complet, ceci: soit une moyenne de 3,3 mots par vers, et 15,63 mots par poème.)
L’interprétation de son œuvre est parfois difficile. J'en suis d'autant plus convaincu après avoir lu Le poème exacerbé, ces quatre cours faits à l’UCL en 1991. Il s'y attache à l'exégèse de sa propre démarche. Leur densité laissera plus d'un/une (dont moi!) pantois/pantoise. Pourtant lire sa poésie n'est presque jamais ardu. Lire de la poésie de F. Jacqmin relève d'une fascination personnelle. De l'émerveillement poétique face aux abymes qu'il évoque soudain au détour d'une expression que l'on devine longuement retravaillée. Il choisit d'apparier des mots de façon souvent inusitée, ce qui est la marque des grands, assurément. La langue fastueuse, précise, souvent dépouillée, inattentive à l'effet (même s'il ne dédaigne pas la chute), dévoile parfois les arcanes d'un questionnement à l'allure du pas dans la forêt près de sa maison à Plainevaux.
Ses poèmes oscillent entre observations fines et nihilisme fleurant bon son nulle part.
Il serait intéressant que des philosophes se penchent sur ce poète qui s'est amplement penché sur la philosophie. Une piste m'éclaire soudain, telle que révélée par Le Correspondancier n°17 (Viridis Candela, du Collège de Pataphysique) p. 62 sous la plume du Régent Gilles Firmin:
« Ce n'est pas lorsqu'on n'a rien d'autre à faire qu'il faut philosopher, mais toute occupation ne doit conduire qu'à philosopher; nous devons négliger tout le reste pour nous y appliquer, il n'y a jamais assez de temps (dans notre vie pour ce faire), même si l'on y consacrait sa vie depuis l'enfance jusqu'aux extrêmes limites de la vie humaine. » Sénèque (un stoïcien tardif), Lettres à Lucilius (VIII), 72, 3.
J'y vois une forme de rapprochement avec François Jacqmin: il aurait appliqué à la lettre (à Lucilius) son temps poétique, entamant ainsi une longue pérégrination philosophique dont le moyen d'expression privilégié aurait été la poésie. Le poète cohabite1 avec les stoïciens, notamment Marc-Aurèle et Épictète qui l'accompagnent depuis l'adolescence (35). Chez lui, "la pulsion philosophique ne se distinguait pas radicalement de l'émotion poétique" (39). Je portais en moi, dit-il, une espèce de quiétisme poétique "sans attirer la rancoeur de la raison" (44).
À lire l'entreprise systématique de démolition de sa propre démarche philosophique et poétique, se déconstruirait-il? Sommes-nous obligés en le lisant d'adopter son point de vue ? Nous n'avons pas toutes-tous une pensée aussi réflexive, aussi centrée sur elle-même, aussi négative. « Penser l'être était la forme que prenait mon désespoir. C'était un masque. »(50) Pouvons-nous admirer encore ?
Certes, mes propres lectures philosophiques ne m'ont pas mené sur les voies apparemment escarpées du stoïcisme. L'auteur lui-même se détache de l'ontologie: « je me suis privé de la redoutable intendance du rien ». (51) Pouvons-nous appliquer à l'Oeuvre une autre grille de lecture, l'apprécier pour ce que n'y voyait peut-être pas l'auteur ? Il me semble que chaque lectrice-lecteur y pénètre avec son bagage propre. Selon S. Parent, F. Jacqmin fait preuve de circonspection dans le lyrisme. J'aime assez cette idée de lyrisme circonspect. L'expression est heureuse. (Textyles n°35) Je serais curieux de savoir dans quel état d'esprit l'auteur se trouvait quand il a rédigé ses quatre conférences...
Joseph Noiret, un ami proche de F. Jacqmin, nous glisse (Textyles n°35 p. 19) qu'il a lu Bachelard, sans donner de titre. Dans une discussion sur l'énergie, Marcel Conche dit: « L'énergie est le support de tout, il n'y a plus rien derrière l'énergie, dit Bachelard »... « Les physiciens philosophes ne devraient pas parler sans cesse d'ontologie comme ils le font aujourd'hui, car il n'y a pas d'être », ajoute-t-il (Métaphysique, p. 77). Je relève ce « il n'y a pas d'être » et « l'énergie est le support de tout ». Dans le poème exacerbé, F. Jacqmin semble fort préoccupé par l'être, l'essence...
Chaque poète peut penser se tromper. Nous avons chacun-e nos impasses, que l'anglais nomme joliment dead-end, voire même cul-de-sac. Nous les jugeons infructueuses. Peu les ont fréquentées avec autant de génie que F. Jacqmin ! Sa poésie est sublime, quoi qu'il en ait dit...
Daniel Boulanger a la Retouche heureuse,
François Jacqmin, anxieuse et sublime.
(Mise à jour finale, sauf erreurs ou omissions, du 23.08.12; retouches (!) 7.12.13)
1 Le titre de sa deuxième conférence est: La cohabitation philosophique.