Marina Boraso a traduit quatre ouvrages de Paul Lynch pour le compte des éditions Albin Michel. Celui-ci, Booker prize 2023, pas encore. Je l'ai récemment cueilli sur une table de libraire gallois.

À mesure que la lecture progresse, l'admiration pour cette prose généreusement fluide croît. À chaque paragraphe ses personnages différents; autre lieu, autre espace temporel, nocturne, diurne. Cette instabilité narrative ne fait pourtant nul écran - que du contraire ! - à la progression d'une intrigue dont les mailles du filet se resserrent sur nous pour ne plus nous lâcher. Nous sommes baladés dans l'univers d'une famille qui sombre suite à la dérive autoritaire de celles & ceux qui exercent le pouvoir en République d'Irlande. Dystopique, ce roman ? Anticipateur ? En tout cas, cette plume maître d'elle-même fait tout pour que nous vivions cette glissade continue vers l'abîme de l'intérieur.

Les échanges non dialogués qui sont rapportés semblent appartenir au discours indirect libre, en y mêlant des descriptions de comportements, de situations, dont certaines sont on ne peut plus étranges. Elles nous mènent tout droit dans une Irlande tombée entre les mains d'une extrême-droite très illibérale qui se complait à mettre en place un régime très autoritaire qui n'aura de cesse de décimer une famille en la privant du mari (syndicaliste enseignant rapidement privé de liberté pour ses "fomentations" manifestes...), puis le fils aîné, qui rejoint les rebelles et disparait & enfin le deuxième fils dont la mère (un scientifique qui perd assez rapidement son boulot), désormais seule à mener la barque familiale dans la tempête, se voit brutalement signifier "arrêt cardiaque" sans que personne, dans la pagaille ambiante, ait seulement penser à la prévenir de son décès. Les dernières pages voient les trois rescapées (la mère, la fille et un bébé de moins d'un an) aux mains de passeurs peu scrupuleux.

Bref, l'enfer de l'intérieur. Doomsday for everyday use.

Impossible de ne pas s'interroger sur ce que nous aurions fait à sa place. Pas mieux, pas pire. Différemment ? Alors que la Hongrie, l'Italie, la Suède, d'autres ailleurs, tapissent le quotidien de ses citoyen·ne·s d'affres à peine moindres; mais aussi la Syrie et son très sanguinaire dirigeant, l'Iran, l'Afghanistan, la Somalie; tant d'autres... Universel tissu de malheurs frappant les petits que nous sommes à leurs yeux. N'avoir que les nôtres pour pleurer et nos nerfs pour leur résister en leur échappant, si faire se peut.

La lecture concomittante de La chronique de la Ligue des Droits Humains consacrée aux élections du 9 juin 2024 et de cet excellent roman, booker prize 2023, de l'écrivain irlandais Paul Lynch, Prophet song,insiste sur l'importance du droit et de son respect dans une démocratie et c'est précisément ses multiples bafouements que la mère rappelle à chaque confrontation avec l'Autorité et ses représentants autoproclamés. Cela n'arrange évidemment pas ses affaires dans cette furieuse dislocation de son univers familial, professionnel et de la société tout entière. Dans ce même entretien, l'auteur rend aussi hommage à son éditrice, à la tête avec son mari de cette petite maison d'édition indépendante britannique, Oneworld.

Le roman n'a pas non (encore ?) traduit en français. Bien en néerlandais me révèle De Morgen de ce samedi 1er juin 2024 à l'occasion de la publication des dix meilleures ventes par une librairie hasseltoise dont le libraire est interrogé. Titre: De zang van de profeet, que je trouve mal traduit. J'aurais préféré Profetisch zang. Ce roman a adopté une tournure formelle qui lui fait rejoindre une excellence que seul Jacques Abeille est susceptible de dépasser dans mon panthéon littéraire personnel, toujours susceptible d'adjonctions donc.

À l'occasion de l'attribution du Booker Prize, l'auteur s'est livré au jeu médiatique de l'entretien, notamment un qui figure sur le site géré par le prix littéraire britannique: il y révèle que la rédaction s'est échelonnée sur quatre ans et qu'il écrit en révisant peu. Il y insiste aussi sur les premières phrases du roman pare qu'avec elles s'installe ce que je nommerais à titre personnel l'atmosphère de plus en plus oppressante que la lecture de ce roman installe.

Parmi tous les bonheurs de lecture, ceci:

"Something has crashed silently to the floor of the self." Quelque chose s'est silencieusement effondré sur le sol de soi (ou sur l'assise de soi). 210

La bonne nouvelle donc est qu'il y a un sol sous le soi sur lequel prendre appui. Je me sens très proche de cette phrase. Elle se réverbère en moi tant elle décrit bien le côté interne propre au soi sur lequel il va de ma responsabilité de continuer à construire un chemin possible pour poursuivre ma vie. Un peu comme j'ai lentement tracé quelques chemins accueillants dans le jardin hier après-midi.

Il y a probablement lieu d'éviter de se laisser évider par l'âge et le chagrin ("A man made hollow by age and grief"). Un homme vidé par l'âge et le chagrin.

D'autres ressortent soulignés par la lecture. Chacun·e les siennes, éviddemment.

 

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