Julia Kerninon, sa plume la conduit sur des sillons sûrs. Dix années séparent ma lecture de Buvard de celle de Le passé est ma saison préférée. Ce passé-là n'a que fort peu à voir avec la nostalgie dont nous avons appris à d'autres sources qu'elle n'est plus ce qu'elle était. Non, ce passé-là est une histoire très charpentée de deux points de vue: celui de la langue française et celui de la langue anglaise. Un ouvrage écrit par une angliciste lu par un lecteur angliciste, celui-ci.
Un vers célèbre de Gertrude Stein, dont je n'ai jamais rien lu et dont je ne lirai probablement jamais rien, constitue un ancrage familial fort pour l'autrice: Rose is a rose is a rose is a rose. Que sa mère a raccourci de la prénommée Rose et du premier auxiliaire... En plus d'être imbitable, c'est-à-dire incompréhensible, l'autrice utilise le mot, il m'était inconnu, Mme Stein est à mes yeux infréquentable. La maman de l'autrice, «immédiatement avoir condamné Stein » aussi 13, car elle n'a vraiment rien pour (me) plaire: son admiration effrénée pour Mussolini, Pétain & Hitler la rendent définitivement insupportablement illisible à mes yeux.
Je m'interroge d'ailleurs sur les raisons qui ont fait omettre cette information pourtant éthiquement essentielle par Julia Kerninon alors que l'article très documenté qui est consacré à G. Stein sur Wikipedia en anglais ne laisse planer aucun doute là-dessus. Comme si, en tant que lecteur kerninonien, j'étais censé avoir connaissance des sympathies plus que douteuses de Mme Stein. Une deuxième factualité attire mon attention: si Wikipedia a raison, la citation maternelle est tronquée du prénom... Je n'écris pas cela pour faire mon intéressant, mais juste parce que c'est ce que je constate. Puis-je enfin m'étonner que Jacques Roubaud dans l'encyclopédie Universalis, mise à disposition par mabibli.be, se contente de "Gertrude et Alice, réfugiées en Savoie pendant la guerre, échappent aux persécutions nazies grâce à leur ami et traducteur Bernard Fay, alors directeur de la Bibliothèque nationale." en taisant les sympathies douteuses dûment documentées par l'anonyme wikipedia.
Cela étant écrit,
Redécouvrir une plume dix ans après un premier entousiasme permet d'apprécier son évolution, sa teneur évolutive. Cette écriture a bien vieilli même si l'autrice, née en 1987, a sa jeunesse pour elle ! Disons, qu'elle a mûri en s'amplifiant, cette écriture. C'est à une récente virée (14 12 24) dans les librairies indépendantes d'Aix-en-Provence que je dois d'avoir renouvelé certains de mes passeurs. Ce livre kerninonien m'est apparu (faussement, après lecture) comme pouvoir seoir comme un gant à une amie pour qui la nostalgie est une valeur sûre. J'ai fait de cet ouvrage une lecture entièrement dominicale (22 12 24). La circularité maitrisée de la conception aboutie de perfection saute assez rapidement aux yeux.
Je suis en effet frappé par l'évidente pertinence de cet ouvrage quelque peu inclassable: sa présence m'apparait donc comme un aboutissement inquestionnable tant elle est l'évidence même our son hébergement définitif sur une des deux étagères de plumes féminines au coeur de la Léonardienne. « Quand je [...] lis [Gertrude Stein], régulièrement, je m'égare, parce que je confonds les adverbes et les prépositions, je me trompe dans mon association des petits vocables américains, je favorise une hypothèse erronée et je remonte la mauvaise piste et c'est seulement arrivée au dernier mot de la phrase, qui n'a sa place NULLE PART dans ma logique et je reprends depuis le début. ÊTRE PARVENUE À FAIRE UNE AVENTURE NON PAS DE SON ARGUMENT, MAIS DE SA PHRASE ELLE-MÊME, QUEL GÉNIE. » 53
C'est très exactement cette phrase-là, que j'ai mise en lettres capitales, que j'aurais voulu avoir pensée et écrite pour qualifier l'écriture de Jacques Abeille.
Je note d'ailleurs que cette page 53, qui figure au tiers imprimé de l'ouvrage, constitue son axe de pivotement principal.
Une belle expression en p. 69: faire face à son désert.
Ressentir des émotions grammaticales, à la page 75.
Les derniers mots de la pénultième phrase d'un chapitre constitue le titre du chapitre qui suit. Et la boucle se referme avec précision sur A BOOK IS A BOOK IS A BOOK qui sont les derniers mots de l'ouvrage et constituent le titre du premier chapitre. C'est circularité assumée est inédite dans mon bataillon de lectures.
Julia Kerninon, sa plume la conduit sur des sillons sûrs. Dix années séparent ma lecture de BUVARD de celle de LE PASSÉ EST MA SAISON PRÉFÉRÉE. Ce passé-là a fort peu à voir avec la nostalgie, dont nous avons appris à d'autres sourcés qu'elle n'est plus ce qu'elle était. Non, ce passé-là est une histoire très charpentée de deux points de vue, celui de la langue française et celui de la langue anglaise. Un ouvrage d'une angliciste pour lectrices & lecteurs anglicistes ? Pas que, mais cela aide.
Le Matricule des Anges, en la personne de Dominique Aussenac, a bien soutenu l'autrice dès 2014, à la parution de Buvard et jusque 2020 à la parution de Le chaos ne produit pas de chef d'oeuvre. Au vu des silences sur l'extrême-droite vichyiste dont G. Stein B. Faÿ et d'autres se sont faits taiseux, je serai prudent à la prochaine parution d'un ouvrage de J. Kerninon: j'aurai soin d'en vérifier l'éloignement avéré de la stagnance frontiste contemporaine. Aucun procès, juste un droit d'inventaire à vérifier.