« Le conte bref est un moyen d’expression, non un genre. Il peut être érotique, humoristique, terrifiant, de science-fiction, etc. » Denis Chollet, p. 102, dossier J. Sternberg (JS) in Galaxies, n° 36. Du bel oeuvrage que cette revue, découverte à l'occasion du dossier qu'elle consacre à J. Sternberg, publiant trois nouvelles retrouvées dans les archives de l'écrivain1.
Utile distinguo, entre moyen d'expression et genre, merci; j'allais tomber dans le panneau. Ça aurait fait mauvais genre.

Creusons, sans se donner un genre, pour cerner quelques caractères définitoires d’un moyen d’expression dont j’apprécie la lecture entre toutes, sans forcément le pratiquer… toujours.
Il est une forme concise de récit qui peut rendre compte du réel (F. Fénéon) ou non (J. Sternberg), en traitant une seule idée en peu de temps (écoulé à lire, pris à la dérouler) et d’espace, idéalement en une seule phrase, dont la syntaxe charpentée n’annonce pas la chute, si elle est présente, qui surprend alors par son décalage temporel, spatial ou autre (lexical, événementiel etc.). Parfois quelques phrases sont utiles, guère plus. Le travail nécessaire à cette mise en forme de l'expression brève peut être long, lui.
« Ce choix du récit court oblige à une mise en scène d’un instant privilégié ou d’une seule probabilité. » (D. Chollet, id.)


Point de vue
Ces Nouvelles en trois lignes, ces Contes brefs offrent un point de vue fort, parce que dépouillé, sur le réel ou la fiction. Celle-ci dérape d’ailleurs volontiers dans le réel et inversement. L’essentiel ne semble pas résider dans le couple réel/fiction. Il est peut-être aussi une syntaxique à la mécanique bien huilée pour surprendre. Voire suspendre le temps, le temps d’un silence.


La chute
Le sens de la chute, ce trait qui termine (dixit le Gd Bob), est souvent essentiel, il est soutenu par une syntaxe mise à son service. Dresser une typologie de la chute serait probablement utile. Elle n’est pas toujours présente en fin de forme brève; elle peut être imbriquée dans le corps même du récit syntaxique.
Le paradoxe s’y manie avec une constance ayant recueilli tant d’éloges. Des variantes existent: le rebrousse-poils, le clin d’œil, appuyant ou non une connivence complice, un martèlement parfois. La chute peut aussi dépendre d’un glissement de son qui entraîne un glissement de sens comme dans:
- Un seul être vous manque de pot. ( - Peut-on rire de tout, même du dépeuplement ?) d’A. Stas.
La phonétique désarticulée y soutient une sémantique glissante d’ambiguïtés assumées.

La concision a pris diverses formes écrites. Elle culmine avec quelques auteurs dans ce Panthéon très personnel.


Les adorateurs du genre
DU genre, mais quel genre, car il porte divers noms ?
Chez Bierce, ce sont des épigrammes (nf), pour Fénéon des Nouvelles en trois lignes, fort bien troussées ma foi; tandis que Kraus donne dans l’aphorisme, Scutenaire en fait Mes Inscriptions (c’est plus tangible, mais elles font strictement comme elles veulent !), Querton des Fricassées de carabistouilles (pas encore lues) tandis que Stas fait des phrases (ce qui est de stricte observance et surtout sert un bon mot évidemment: Demain on phrase gratis !). Sternberg enfin fait dans les Contes diversement adjectivés (froids, brefs etc.).

Bref, ça doit être bref. Ça, c’est la règle principale. Enfin, il me semble.


AMBROSE BIERCE (Américain): un délicieux Devil’s dictionary et des Épigrammes traduites par T. Gillyboeuf pour les éditions Allia en 2014. Dans les deux ouvrages, il tire d'une plume fort incisive sur tout ce qui bouge ou à peu près.
« Longevity, n. Uncommon extension of the fear of death. » (Dictionary)
« Avant d’entreprendre une opération chirurgicale, arrangez vos affaires temporelles. Il se peut que vous viviez. » (Épigrammes)
Il y pratique aussi une misogynie so so… coupée d’humour, mais bon…


FÉLIX FÉNÉON (Français)
Dans ses récits adossés au réel, Félix Fénéon est un modèle estampillé d’excellence; sur base de dépêches d'agence, il en a fait des Nouvelles en trois lignes.
77. « Éteint l’incendie de la boulangerie Deschamps, à Limoges, on constata que la boulangère avait été brûlée vive. »
153. « Dormir en wagon fut mortel à M. Emile Moutin, de Marseille. Il était appuyé contre la portière; elle s'ouvrit, il tomba. »
Il y ramassait des faits divers pour un quotidien parisien, Le Matin. Il y a officié peu de temps (mai à décembre 1906).
Jacques Sternberg a aussi officié dans la presse en un encart hebdomadaire en dernière page d’un « Grand quotidien du Soir » du 19 novembre 1979 au 18 avril 1983. Voir l’article que je leur consacre par ailleurs. France-Soir et Le magzaine littéraire ont également publié ses chroniques.
Comme lecteur, j'ai un goût de trop peu face à ces contes froids mondains: en forme de regret assumé de ne pas les avoir tous découpés et de n’en avoir conservés que neuf.


 KARL KRAUS, (Allemand), même si je n’ai lu ses Aphorismes qu’en traduction et que tous n’ont pas la forme brève. (More to come soon.)


 JEAN-PHILIPPE QUERTON (Belge) (notice suivra quand j'aurai retrouvé le bouquin...)


  LOUIS SCUTENAIRE (Belge) a donné ses véritables lettres de noblesse à la forme brève avec ses quatre volumes de Mes inscriptions. Il est l’homme de la plus audacieuse fidélité à cette forme d’expression. Mes Inscriptions sont l’indépassable modèle qui mettent en jeu l’ensemble des caractères définitoires de la brièveté.
« Par Mes Inscriptions, je tente aussi de rendre le silence. »
À la fin de sa vie, il a même publié un petit recueil intitulé Souquenilles aux Éditions Les Marées de la Nuit où se rencontre le muroir:
« Cet objet, ne vaudrait-il pas mieux le nommer le muroir puisqu’il vous enferme en vous-même ? »


ANDRÉ STAS (Belge, tout vivant, lui), a tout compris, puisqu’il est liégeois, en intitulant un de ses derniers opus: Demain, on phrase gratis ! (2015), ce qui est très exactement dire le cœur de la forme brève qu’il pratique avec nonchalance & brio.


 JACQUES STERNBERG (Belge), enfin a poussé son art de la brièveté dans un travail lexical au long cours entrepris en rédigeant les définitions de son Dictionnaire des idées revues. L’ouvrage est avant tout l’occasion d’exercices d’admirations sincères. Et de bons mots… à caractère définitoire.
J. Sternberg a toujours et surtout excellé dans ces Contes brefs, froids ( in Le Monde) etc. dont les plus fins ne dépassent pas le paragraphe modeste. Cette concision même épèle une âme vive, sur la balle.


Et n’oublions pas cet Ouvroir des brèves de comptoir potentielles - Oubrecpo - (2014) chez le même inébranlable cactus qui publie également J-Ph Querton et A. Stas. Cet éditeur est décidément fort en verve quand c’est court.


Inclination
La forme brève résulte d’une disposition d’esprit, d’une inclination, d’un penchant que l’auteur ne saurait trop refréner sans frustrer du même coup sa plume adossée au plaisir de la retenue et à celui de l’explosion jouissive que provoque la surprise spirituelle (voire spiri-tueuse) à la lecture de la chute.

Plus la plume se retient, plus l’effet est fort, poignant, inattendu, percutant.

L’aphorisme ou la brève de comptoir (pas trop avinée – il lui faut un (sou)rire sobre sous peine de nullité) appartiennent à cette forme de concision syntaxique. Les aphorismes tendent à une structure syntaxique plus simple et dépendent moins de la chute pour livrer leur enseignement, parfois leur paradoxe. Les brèves de comptoir(s)ont leur manifeste depuis peu, une typologie se trouve sur leur site. C'est à une typologie similaire que j'aimerais soumettre la chute. Un jour (de chute de neige...).


 La brièveté permet de tout dire
sur tout
en un rien de temps.


Jacques Sternberg a cette remarque qui caractérise bien le bref:

« Ce sont les mots brefs qui désignent les notions les plus vastes: mer, mort, vie, vide, air, eau, oui, non, feu, nuit, trou, jour, temps, néant, bien, mal, rien, heure... fin. » (Dictionnaire)
C'est encore mieux en effet si le texte bref se construit avec des mots qui le sont tout autant.

L’avoir compris indique un auteur d’essentiels. Nombreux sont les mots listés par lui dans cette « définition »2 qui ont servi de titre à un roman ou une nouvelle. La brièveté est une politesse faite par l’auteur à ses potentielles lectrices/-eurs.
Les Anciens pratiquaient volontiers la Morale, mais cette forme d’expression est peu appréciée de nos jours, comme si elle était devenue (et restée) un sermon… à moins d’être décalée, décapante, élémentaire, ironique, percutante, tout en prenant les lectrices/-teurs à rebrousse poil.

Et les philosophes s'y sont souvent adonné. A. Comte-Sponville (Du corps et son Dictionnaire), F. Nietzsche, L. Wittgenstein leur a même donné une structure logique, en mathématicien philosophe qu'il était. Tant d'autres.


1 Petit précis de l'histoire du futur, La planète verte & Mr Smith de New York.
2 Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la définition de DÉFINIR dans le Sternbergien Dictionnaire des idées revues: "Définir un mot, quel qu'il soit, c'est en finir avec lui. À la légère. En oubliant qu'il y a toujours pas mal de façons de le définir. Mais tout semblait perverti au départ puisque, dans le mot « définir », il y avait déjà le mot « finir » inscrit en toutes lettres. Vacuité des vacuités, tout n'a jamais été que vacuité." (p. 57)

 


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