Plan de l'essai
- Diagnostic sur l'homme
- L'individu hors cosmos, hors sol.
- Un psycho-rigide seul sur son île
- Au 17e siècle
- No man is an island,
- Spinoza
- Au 21e siècle
- Incursion politique ultracontemporaine
- Les extrêmes
- L'âge d'or (1880 - 1950)
- Incursion politique ultracontemporaine
- Une sortie par le haut ?
- Refondation citoyenne radicale
- Trois verbes
- Un outil théorique
- Mise en pratique
- Attelage pratique
- Le non dualisme
- The wrap-up
- Aboutissement
7. Bibliographie
1. Diagnostic posé sur l'homme
α L'individu hors cosmos, hors sol.
Car l'individu a perdu le contact avec le cosmos. Tous les autres vivants, la nature, le réel sont partie prenante du cosmos, à l'échelle de la Terre. L'homme, plus trop. La Terre est un petit cheveu dans l'immensité que les astronomes étudient. Autrement dit, l'homme moderne flotte quelque part hors cosmos et hors sol. Il n'a contact ni avec sa Terre mère ni avec le cosmos qui l'inclut. Interrogez votre entourage, pour voir:
- Quel est le nom de l'étoile au coeur de notre galaxie?
- & Comment se nomme notre galaxie?
You may be surprised... C'est grave, docteur ? Ben, euh, oui. Non ? Hors cosmos, hors sol.
L'individu sans lien conscient avec le cosmos est décosmisé, néologise A. Berque, qui est friand de mots qu'il crée tout en les définissant dans son oeuvre. L'individu s'est délié de ses amarres, tout seul comme un grand. Il est désormais sans attaches, il flotte dans son univers personnel. Il est son propre référent absolu, se considère comme une entité autonome, déliée, privée de tous liens: il vit sans monde, sans lien avec les autres humains, la nature: il vit de plus en plus hors sol1, même en habitant le rurbain diffus.
β Un psycho-rigide seul sur son île
Ce faisant, l'individu a cru atteindre à la toute puissance. Il a surtout veillé au surdimensionnement de son égo. Il n'en est devenu que plus psycho-rigide2, seul sur son île.
Il vous
- marche sur les pieds;
- bouscule sans ménagement au nom du moi-je surdimensionné;
- ignore en croisant votre chemin dans le piétonnier, tout plongé qu'il est dans son téléphone intelligent - voyez où l'intelligence a migré...;
- fait une queue de poisson sur la route sans indiquer son intention, sûr de son bon droit;
- etc. Mille exemples vous viennent déjà dans votre vécu personnel.
Et c'est une erreur de s'être ainsi isolé (faire d'une île une prairie, dit le Furetière cité par le Grand Robert), d'être ainsi devenu une île à lui tout seul, isolé sur son pré carré: même le très dévôt poète anglais John Donne (1572-1631) le dit bien dans sa 17e méditation:
2 Au 17e siècle
α No man is an island,
« The celebrated passage from number 17 in Devotions Upon Emergent Occasions gains power in its context:
Perchance he for whom this Bell tolls, may be so ill, as that he knows not it tolls for him; And perchance I may think my self so much better than I am, as that they who are about me, and see my state, may have caused it to toll for me, and I know not that. The Church is Catholic, universal, so are all her Actions; All that she does, belongs to all. When she baptizes a child, that action concerns me ... who bends not his ear to any bell, which upon any occasion rings? But who can remove it from that bell, which is passing a piece of himself out of this world? No Man is an Island, entire of it self; every man is a piece of the Continent, a part of the main; if a Clod be washed away by the Sea, Europe is the less, as well as if a Promontory were, as well as if a Manor of thy friends, or of thine own were; Any Man's death diminishes me, because I am involved in Mankind; And therefore never send to know for whom the bell tolls; It tolls for thee. » Source John Donne
En cherchant une traduction fiable en français de ce texte, deux trouvailles:
Première sur BEAUTY WILL SAVE THE WORLD: |
Deuxième sur l'agora canadienne: |
- « Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi; |
- «Nul homme n'est une île, complète en elle-même; |
- tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble; |
- chaque homme est un morceau du continent, une part de l'ensemble; |
- si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; |
- si un bout de terre est emporté par la mer, l'Europe en est amoindrie, comme si un promontoire l'était, comme si le manoir de tes amis ou le tien l'était. |
- la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain; |
- La mort de chaque homme me diminue, car je suis impliqué dans l'humanité. |
- aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas: c’est pour toi qu’il sonne. » |
- N'envoie donc jamais demander pour qui la cloche sonne: elle sonne pour toi. » |
- John Donne (1572-1631) – Devotions upon Emergent Occasions (1624) |
- (F. Lemonde, p. 71-72) |
Y a pas photo, je trouve. La traduction la plus fluide est ici québecoise.
β Spinoza
Baruch Spinoza (1632-1676) naît l'année qui suit celle de la mort de John Donne. Ils ont tous deux vécu leur âge mûr au XVIIe. Il me semble que Donne & Spinoza ont poussé la réflexion dans la même direction, celle de l'humanité qui nous unit. A. Berque (voir 4α Refondation citoyenne radicale, plus bas) dirait qu'à leur époque, ils étaient toujours cosmisés. Ils avaient conscience de faire partie du tout. Spinoza pousse la réflexion plus loin que Donne en établissant une adéquation entre Dieu et la nature, ce qui nous permet, si nous le poulons/voulons de complètement évacuer Dieu pour ne plus parler que de notre relation profonde à la nature.
John Donne fait montre d'une plume poétique et méditative, trempée dans la dévotion. Il avait pleine conscience d'être en union (sacrée) avec le cosmos & le vivant sur Terre, avec lequel il se partage l'espace. Spinoza se dégage, au risque même de sa vie, de sa gangue dévotionnelle & procède à une réflexion si aboutie qu'elle est toujours utile aux temps perturbés qui sont les nôtres. A. Comte-Sponville, R. Misrahi, M. Conche, G. Deleuze et quelques autres philosophes y ont consacré leurs meilleurs textes.
Parmi les cinquante citations de l'oeuvre de Spinoza lues par Éric Delassus, certaines semblent éclairer le propos de cet article, qui a pour vocation d'être le lieu de synthèse provisoire d'une démarche intellectuelle entreprise ici même. A. Berque et B. Spinoza à quatre siècles d'intervalle ont en commun l'unité revendiquée du corps et de l'esprit. Ils sont d'accord pour dire que « l'esprit n'est pas distinct du corps & ne commande pas le corps... l'esprit n'est finalement que la conscience plus ou moins claire que le corps [a] de lui-même. » (É. Delassus, 96.)
« Le corps et l'esprit ne sont pas distincts. Ils désignent deux expressions distinctes d'une seule & même chose. Ils ne peuvent interagir », commente É. Delassus (101). Mes propres observations tendent à vérifier la plausibilité de cette idée; le constat posé va un cran plus loin: l'esprit, capable de raisonnements, mais aussi d'écoute, peut, à force d'entrainement pratique, finir par interpréter plus correctement les messages que le corps adresse, avec sa sémiologie propre, à l'ensemble corps-conscience(« une seule et même chose », dixit B. Spinoza). Deux signes/signaux repérés: la satiété, l'acte de miction. Il en est d'autres évidemment.
Affects & idées sont indissociablement unis. Ils « sont une manière de penser, c'est pourquoi à chaque affect est corrélée une idée. » (id., 111)
3 Au 21e siècle
α Incursion politique ultracontemporaine
Et si le premier ministre de Belgique a raison, si l'État n'est pas défaillant en Belgique, j'ai bien peur pour lui que la défaillance tienne alors au libéralisme outrancier dont ce gouvernement fait montre. Il se laisse de plus imprégner par un nationalisme flamand jaune et noir d'extrême droite, du plus mauvais aloi. Hongrie, Pologne, Belgique, même combat, je le crains.
Cette dépossession du pouvoir politique au profit de l'économique, c'est tous les jours que nous la vivons, dans notre chair, quelle que soit la situation sociale que nous occupons. Et voilà pourquoi le citoyen lambda, bien plus impuissant encore, peut se radicaliser aux extrêmes, croyant (mais c'est une croyance erronée, comme toute croyance) que ces deux extrêmes (la gauche et la droite) sauront, eux quoi y faire, puisqu'ils critiquent si bien le système sans y prendre trop part.
Ne nous méprenons pas: durant, cet âge d'or, nous avons assisté à la montée en puissance du social au profit du plus grand nombre, sans pour cela que ce soit une période rêvée (deux guerres, plusieurs dizaines millions de morts civiles et militaires; montée du rexisme en Belgique, du franquisme espagnol, du fascisme italien, du nazisme allemand, du nationalisme exacerbé au Japon, du communisme dictatorial, notamment stalinien, en URSS). Toutefois, rétrospectivement, le positionnement politique et le pouvoir réel dont disposaient les hommes politiques de l'époque leur ont permis d'engranger des acquis sociaux pour leurs électeurs issus de la classe ouvrière.
C'est A. Berque, parmi mes lectures, qui va le plus loin dans le balisage très théorique de cette refondation citoyenne radicale pour nous permettre de sortir du tout-économique. Il ne se contente pas de poser un constat, de nous offrir un diagnostic et puis de nous y abandonner, sans balises, comme tant d'autres constateurs éplorés. Il nous propose un système de nature philosophique qui investit temps et idées dans le tracé de chemins de sortie par le haut, en usant de sa triple casquette de géographe, de spécialiste des langues orientales, notamment le japonais, et de philosophe, champ dans lequel il arrive plus tardivement.
Son argument tient en trois verbes (et 250 pages !) nommant les trois parties de l'ouvrage. Ils commencent tous trois par le préfixe: RE-, indiquant par là que ces capacités accessibles à l'homme ont été perdues, comme le montre si bien le texte de John Donne cité plus haut.
2. Ensuite se reconcrétiser, entre autres en admettant le tiers: à la fois A et NON-A.
3. Pour enfin réembrayer nature et culture ensemble.
A. Berque est très soucieux de se faufiler dans un continuum historique de la pensée, afin d'y prendre place. Beaucoup moins, malheureusement, de tracer les contours pratiques et opérationnels de ce à quoi il nous invite en trois étapes. Il est convaincant, argumenté mais, bien qu'il dépasse de très loin le constat, les seuls outils qu'il met à notre disposition, ce sont des raisonnements permettant de mieux comprendre le pourquoi de comportements déviants dans la société. Ils permettent de mieux appréhender le réel, de mieux le prendre en compte, de relativiser des comportements humains inacceptables. C'est déjà ça ! Parmi les outils que cette Poétique de la Terre met en place, il en est un qui est précieux pour sortir de la crise de civilisation qui nous enferme: la logique du tiers inclus. Elle s'expose dans au moins un texte nullepartien.
Le tiers inclus est la possibilité d’être à la fois A et non-A. « Le monde de la réalité est à la fois être et non-être. » Poétique de la Terre, 148
Pour l’Orient, la réalité se compose de l’aller-avec des mots et des choses. C’est une croissance conjointe à laquelle il est insisté, une concrescence. 151 Cette approche logique est mise en pratique pour montrer les limites de métaphores poétiques, mais aux fondements religieux si surannés, basées sur le tiers exclu (Ni A ni NON-A), comme il est montré sous le paragraphe Le dur, le mou, le doux dans cet autre essai.
5 Mise en pratique
D'autres devront dès lors s'atteler à étoffer une pratique tendue vers une dynamique à la fois cosmologique, concrète et en prise sur le réel, comme le fait un embrayage de moteur. Dans un texte récent, consacré à L'exercice d'une charge publique selon M. de Montaigne, le dernier paraphe mentionne un certain nombre de femmes et d'hommes politiques qui se sont peut-être attelés à la tâche pratique de cette refondation, sans, à ma connaissance, faire référence à cette Poétique de la Terre.
Jean-Jacques Jespers en fait le constat:
« Dans une société numérique où les grandes structures de socialisation se replient ... sur une consommation hédoniste et égocentrique et/ou sur des mini-communautés tribales. En matière d'information, ce repli se manifeste surtout par une méfiance envers les discours institutionnels et par un refuge dans la parole des pairs, au détriment de celle des experts. » (in Politique, n°95, Médias: en ligne ou en rang ?, mai-juin 2016, 40-41)
6. The wrap-up4
Car il faut bien aboutir à un moment ou à un autre. En partant du constat que l'individu vit hors cosmos et hors sol et se considère seul sur son île en prétendant ne pas en bouger, on a lu qu'au tournant du XVIe et du XVIIe siècle anglais, un auteur catholique absolutiste se considérait toujours concerné par l'humanité dans son ensemble. Pour des raisons éminemment religieuses. Peu importe. C'était au goût de son époque.
Spinoza pousse le bouchon si loin qu'il est toujours notre contemporain en philosophie, notamment lorsqu'il fonde l'unité du corps et de l'esprit. A. Berque ne dira rien d'autre dans sa démarche de refondation, de sortie par le haut.
En faisant une brève incursion dans le politique qui organisait la vie dans la Cité au tournant du 20e siècle, il a été déploré que le pouvoir politique ultracontemporain ait perdu toute substance au profit de l'économique.
Du tout religieux monothéiste et dualiste au tout économique si clivant5, deux voies occidentales qui ont toutes deux planté notre monde - climat compris -, notre milieu humain, dans le mur, avec comme étape ultime, avant la guerre, un mouvement centrifuge de trop de citoyens lambda vers les extrémités de l'échiquier politique.
Il est enfin évoqué l'impérieuse nécessité de refonder radicalement notre citoyenneté en l'éclairant par cette étude des milieux humains qu'est la mésologie berquienne. Elle reste un outil théorique, abreuvé aux philosophies non dualistes orientales, qu'il s'agirait de doter d'un attelage pratique qui peut être à chercher du côté de femmes et d'hommes politiques qui savent encore ce que servir le bien commun veut dire, tout en conduisant de plus élégante façon les affaires publiques6.
7. Bibliographie
de Coorbyter, Vincent, Deux figures de l'individualisme, Académie royale de Belgique, collection L'Academie poche n°63, 2015,
Delassus, Éric, Spinoza, Ellipses, collection Connaître en citations, 2016, 224p.
Servigne, Pablo, Besoin de vitamine G, in Imagine 115, mai-juin 2016, pp. 40-41.
Et les hyperliens renvoyant vers des sites sur le ouaibe.
1 Voir l'article de Pablo Servigne dans le n° de mai-juin 2016 d'Imagine.
2 Comme le montre très bien le philosophe du social Vincent de Coorebyter dans son dernier ouvrage, Deux figures de l'individualisme, p. 20.
3 Une anecdote professionnelle: organisation du printemps des sciences dans l'enseignement supérieur belge francophone, il y a une quinzaine d'années. La Ministre de l'époque, une femme politique « bien sous tous rapports » pourtant, à l'éthique solide et tout, organise une réunion en son cabinet pour l'ensemble des Universités et des Hautes Écoles de la Communauté française (Belgique), tous pouvoirs organisateurs confondus, pour mettre cela au point. J'y représente avec un collègue le collège de direction de ma Haute École. Entre 40 et 50 personnes en tout. Nous avons dû patienter plus d'une heure avant que la réunion ne démarre vraiment parce qu'elle est venue nous expliquer qu'il fallait absolument répondre à une attaque politique du matin; elle a consacré ce temps à rédiger un communiqué à destination de la presse avec son chef de cabinet, tout en confiant la conduite de la réunion à son chef de cabinet-adjoint, qui ne connaissait pas le dossier et a en gros joué le rôle de la mire sur nos anciens écrans télé, en s'en excusant auprès de nous !!! L'homme est de qualité et était conscient du rôle que les circonstances lui faisaient jouer. Trois universitaires en tous points respectables, pour exercer une fonction qui n'est pas la leur, en fait. Le mal est ancien donc.
4 Wrap-up noun (US) (= summary) : résumé m // (= concluding event): conclusion f, aboutissement m, dit le Robert & Collins.
5 L'écart entre les très riches et les très pauvres s'agrandit sans cesse. Voir le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.
6 Du local (municipal, communal) au supra-national.
7 Ce dernier paragraphe apparaît sous une forme légèrement différente dans le texte intitulé L'exercice d'une charge publique.