Le quatrième roman du Cycle des Contrées, après Les mers perdues, Les Jardins statuaires et Le Veilleur du Jour, se déroule à Journelaime, une ville moyenne au nord de Terrèbre, la capitale. Journelaime est à l'intérieur des terres. La ville est traversée par le fleuve Chalente. Terrèbre est une ville côtière.
Alors que les autres romans sont des explorations de type géographique à travers ces territoires imaginaires que sont les Contrées, mis en forme cartographique par Pauline Abeille-Berneron, celui-ci tient davantage du voyage intérieur. Il s'y dégrossit en effet un personnage qui se prénomme Brice, archiviste à la sous-préfecture de Journelaime. Il s'agit du même Brice (Cléton) qui reviendra dans les trois derniers romans du cycle. Il contribuera aussi de manière très organisée à la réincorporation administrative du professeur dont le long éloignement de la capitale dans La barbarie.
La clé des ombres est le roman d'une éclosion, d'un déploiement de potentiels encore insus d'un "homme à femmes" (227), servi par cette langue d'une flamboyance sans équivalent dans la littérature française.
Relire le cycle, une aventure d'éternité. Chaque reprise offre son lot de surprises qu'un éloignement avait estompé en de lointains limbes mémoriels. La maitrise d'une plume se déguste aussi ainsi...
La clef des ombres
Table des matières
I LE PREMIER JOUR
[Silence. Nuit]
La garde-robe 16
Madame Bise 18
Le père Tran 19
Le foutoir 23
Mauvit (Patrick) 33
Monsieur Longuet (Martial) 43
Incunables 47
La ville 50
La rue du Temps-passé 53
Iridia Parvulescu 55
[Appelez-moi Franck] 68
II LES LONGUEURS DE TEMPS 73
Les commissions de censure 75
Avec l'autre 80
Qui se souviendra de Séverine ? 83
Séverine 84
Émanations 88
Vers les hauteurs I 92
Le grenier 93
Encore un rhinocéros 99
Vers les hauteurs II 102
De l'irréalité du monde I 106
Une expérience de Mademoiselle Braise 110
Mademoiselle Braise 115
Le coeur secret de Brice 121
Une bonne question 125
Une dispute 126
Une question préoccupante 130
Vers les hauteurs III 132
Le dossier 136
Et vers le soir 143
Monsieur Longuet est-il un rhinocéros ? 147
Le coup du téléphone 149
Une syncope au grenier 160
Rien de Brice en Séverine 169
De l'irréalité du monde II 172
Charnières 177
Le coiffeur 190
La chambre de Madame Bise 195
Un costume trois pièces 199
III L'ILLUSION ACHEVÉE 202 à 273
Indexage très intuitif et fort incomplet...
Clef 38 / 174 / 252
Cléton, Madeleine 242
Gouffre 90
Lonvois, Frédéric 141 (Le dossier L***)
... Parler jusqu'au seuil de ce qui ne peut être dit 108
Silence 212
Stein, Franck 242
Tiers exclu 151
La tristesse est le coeur du silence. 106
Quelques citations
- Brice, dans son obscurité d'idiot de service, a peut-être trouvé le passage de la bêtise à la folie, autant dire vers nulle part; là où on ne peut pas dire qu'il est. 37
- Séverine n'est nulle part. Il ne parvient pas à la localiser, même dans sa pensée elle se dérobe et se dissout. 104
- Brice parle « ... Un jour qu'ainsi je rêvais le front contre la vitre, Séverine surgie de nulle part m'aurait pris la main. Nous serions descendus côte à côte à tavers la maison à cette heure déserte et silencieuse. ... » 174
- La tiédeur un peu fauve d'un corps livré au sommeil nulle part ne se fait sentir. 182
- « Un homme peut durablement & spectaculairement changer de physionomie rien qu'en laissant ses traits manifester une modification de sa mentalité. » 204
- « Ne vous l'ai-je pas dit ? Vous pouvez changer de corps: il suffirait que vous le souhaitiez très fort & je vous y aiderai. Tâchez, pour commencer, de changer d'apparence, juste un peu, pour prendre de l'élan. » 108
La vie de l'archiviste de la sous-préfecture de Journelaime repose toute entière sur un sens de l'observation développé tôt par Jacques Abeille qui vivait avec son oncle; celui-ci faisait partie de la haute fonction publique préfectorale française. Une façon de régler ses comptes avec son passé peut-être ? Ou en tout cas, d'alimenter la trame narrative d'allusions parfois assez transparentes à la vie personnelle de l'auteur.
Le métier d'archiviste est une constante dans le cycle des Contrées. Il réapparait ci & là, notamment dans Les Barbares & La Barbarie, porteurs de mémoire, à côté du métier de diariste ou d'épistolier: d'abord le père, Bartélemy Lécriveur/Laurent Barthe, dans Les Jardins Statuaires, puis Ludovic Lindien, son fils, entre autres dans Les Voyages du Fils.
Ce roman-ci file une forme d'érotisme doux, lié à l'éveil d'un post-adolescent accédant enfin à sa mue adulte. La plume de l'auteur est, on le sait, très déliée...
La clef des ombres dresse une galerie de portraits, tous très réussis. Une titraille précise nous en présente le nom et/ou le prénom. Le roman les livrera à mesure que Brice Cléton s'ouvre & se faufile dans leur cercle intime. Dommage que l'éditeur n'ait pas pris le soin de nous fournir une table des matières...
Dès l'entame du roman, les personnes gravitant au sein de la maison sont mis en place, de manière directe, efficace. Cela établit le positionnement de chacune d'entre elles, des femmes sauf le caviste d'une des deux boutiques du rez-de-chaussée. La personnalité d'un collègue de bureau, Mauvit, est pareillement dressée avec une vivacité qui nous le rend sympathique. Une sorte de protecteur de jour bienveillant...
La maison sise au 12 de la rue du Temps-Jadis acquiert substance propre. Les nombreuses descriptions la concernant qui parcourent le roman nous permettent d'en cerner une personnalité précise, accumulée au cours des générations qui s'y sont succédées. Cette thématique maisonnière est également une récurrence: il y a aussi La demeure des lémures, sous la plume de Léo Barthe. Donner vie aux meubles, à ses couloirs byzantins, aux espaces clos préservant d'intrusions, louvoyant d'escaliers en échelles donnant accès aux greniers puis aux combles; jusqu'aux grains de poussière s'époumonant à leur donner substance en voletant dans les rayons d'un soleil qui s'y faufile à l'occasion. La géographie du lieu devient une intimité partagée tant notre lecture peut s'en faire une idée précise.
Le frôlement des pieds nus de Séverine sur les lattes du parquet au-dessus du torse nu de Brice y ouvre un imaginaire intérieur un étage en-dessous; c'est une réussite évocative parmi d'autres de cette prose forte.
Plusieurs cartographies se dessinent sous nos yeux:
- la première, chronologiquement, est celle du Foutoir dans les combles de la sous-préfecture où s'hébergent & se délaissent les archives auxquelles Brice parvient à y mettre bon ordre; ses plans précis finiront par constituer une oeuvre exposable;
- une autre, celle de Pauline Berneron, ponctue notre lecture du cycle complet et s'étend sur plusieurs pages en fin d'ouvrage (mais aussi ponctue le début de chacune de parties, au nombre de trois: Le premier jour / Les longueurs de temps & L'illusion achevée; l'univers des Contrées déroule ses narrations en des lieux chaque fois différents;
- & puis celle du n°12 rue du Temps-Jadis.
Le roman se termine sur l'ébranlement du train qui se rend à Terrèbre, la capitale, emmenant Brice parti rejoindre le Secrétariat de la Chancellerie. Le Chancelier Lonvois, dont le dossier L a retenu toute son attention aiguisée d'archiviste d'ailleurs... Son contenu nous sera précieux pour la suite.
Si l'on en croit la quatrième couverture, ce roman est le quatrième roman du Cycle; il vient à la suite du Veilleur du jour & s'insère avant Les Barbares. Toutefois, tant de fils s'entremèlent entre ces récits qu'il importe peu, finalement, l'ordre... Évidemment, muni de cette indication, une rererelecture (!) du Cycle livrera un autre jour encore quelques-unes des pistes à suivre dans l'ailleurs au travers de ces arcanes.
Unité de temps: celui de la mue de Brice;
Unité de lieu: Journelaime; la maison, le parc, la sous-préfecture, ses rues la nuit.
Unité d'action centrée sur un seul personnage.
Il se pourrait bien que ce soit le plus psychologique des romans qui constituent le cycle. S'y sondent en effet les tréfonds inviolés de l'esprit d'un tout jeune homme advenant au soi grâce à quelques femmes qui voient en lui plusieurs facettes à polir, chacune la sienne.
Dans ce roman, le narrateur n'est pas le scripteur. Ce détachement entre les deux permet des points de vue, des ancrages aussi, très nourrissants. C'est un peu comme si la construction d'une identité propre avait demandé qu'un regard extérieur soit posé sur ce monde alignant les vases clos, dans lesquels se meut le héros.