Padoux, André (2010)  Comprendre le tantrisme: les sources hindoues, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, n°243, 355p.
L'attention que je porte au tantrisme s'alimente de lectures dont L'Inde au coeur se remplit petit à petit. Cet ouvrage-ci, en cours de (re)lecture, est dans la lignée explicative à destination des occidentaux. Il éclaire d'une grande autorité ce domaine si riche dans un langage sans (trop) d'inutiles surcharges en sanskrit. Il est avec L. Silburn un auteur qui compte dans mon panthéon personnel.


1 LE DOMAINE TANTRIQUE: essais de définition
23  Le mot tantrisme est fâcheux. Sa terminaison en isme donne à croire à l’existence d’une entité religieuse particulière. Ce n’est
pas le cas. Le jansénisme n’est pas une religion particulière, ni une secte, mais une façon d’interpréter et de vivre le catholicisme.
De même le tantrisme est une façon d’interpréter et de vivre l’hindouisme.
24  Plutôt que tantrisme, lui préférer le phénomène tantrique, le domaine tantrique. Il y a une vision tantrique de l’être humain. L’hindouisme médiéval était largement tantrique. Il est la principale sinon la seule source des notions les plus essentielles gouvernant le culte, les images, l’initiation, le yoga, la suprématie des gurus.


La vue indienne du sujet
27  Le sanskrit tantra se rattache à la racine verbale TAN qui signifie tendre ou étendre, d’où tantra au sens de « navette », de chaine de tissus, de continuité, et à partir de là de système de théorie, de doctrine, d’ouvrage. Des textes nommés tantras sont apparus en nombre appréciable : ils exposaient des doctrines et des pratiques nouvelles et se réclamaient d’une révélation divine non védique.
34  Le domaine tantrique est pour l’adepte son domaine  privé, personnel, secret par opposition au domaine védique public ouvert et visible.
35  En Inde aujourd’hui, l’activité tantrique tend à être perçue dans le grand public comme une magie transgressive et dangereuse. Même vu de l’Inde, le monde tantrique est complexe et fait problème. Le regard occidental ou la construction du tantrisme.
36  Le tantrisme représente en un certain sens la dilatation maximale du concept de « délivré en vie ».
37  L’attitude tantrique est la mise de l’éros, qui normalement enchaîne les humains à ce monde, au service de la délivrance. D’où l’importance donnée au corps de l’adepte tantrique. Les textes tantriques disent presque toujours que leur enseignement mène l’initié à une libération en vie où il trouvera à la fois la libération et des jouissances d’ordre spirituel ou mondain.
40  Les traditions tantriques sont initiatiques : un tantrika est un initié, ce qui suppose un maître initiateur, un guru, puis une transmission de maître à maître. Cela implique aussi que soit sans cesse affirmé le caractère secret des enseignements tantriques. Ce secret est lié à l’autre élément essentiel de la réalité tantrique: la transgression – simple dépréciation ou rejet plus ou moins total des règles de la pureté. C’est par la participation, la plongée dans l’interdit que le tantrika se transcende, qu’il obtient tous les pouvoirs ou le salut, un salut trouvé en ce monde.

2. Origine, histoire, diffusion : les origines

45  Les cultes et les croyances tantriques n’ont rien de chamanique et il n’y a aucune raison historique de penser qu’ils viennent
d’ailleurs que du sol de l’Inde.
49  La diffusion de pratiques tantriques en Inde aurait pu se faire par des ascètes errants. (Exactement comme avec les Parfaits
cathares, note JM)
53  Le phénomène tantrique s’est répandu dans une grande partie du monde asiatique. Mongolie, route de la Soie, Bali, Insulinde, péninsule indochinoise …
54  S’intéresser aux dieux, c’est ne parler que des hommes: ce sont les hommes qui ont fait les dieux.
56-57  En Inde après l’ère Gupta, du VIIe siècle aux temps modernes, le roi était consacré par un rite tantrique, avec des mantras tantriques. Son pouvoir s’appuyait sur la force, la shakti, d’une déesse, de Yoginîs ou de Mères, divinités tantriques puissantes et redoutables. Son palais était construit selon des règles tantriques. Son chapelain était un brahmane initié tantrique, shivaïte le plus souvent. Le royaume était conçu comme un diagramme circulaire (un mantra). Cela est resté ainsi au Népal jusqu’à  très récemment.

4. Les traditions tantriques

100  Pour les tantras non dualistes, la vision intériorisée de la divinité est surtout essentielle pour amener la possession. Ces cultes
incluaient une union sexuelle rituelle qui était destinée à produire les sécrétions à offrir à la divinité. Les traditions kaula considéraient cette union avec une partenaire initiée, une  une  une  une messagère (dûtî) messagère (dûtî) messagère (dûtî) messagère (dûtî) comme un de leurs traits caractéristiques. L’union rituelle visait à mener par l’orgasme au dépassement des limites du soi empirique et à la fusion avec la divinité, en même temps d’ailleurs qu’à marquer le rejet rituel des règles de la société des castes.
101  Pour les traditions shivaïtes, l’expression « pratique non dualiste » désigne les pratiques transgressives en tant que refus de tenir compte de la dualité du pur et de l’impur. Les yoginis n’agissaient pas que dans l’univers du monde extérieur et des esprits. C’étaient aussi des puissances inhérentes aux êtres humains, puissances maitresses de leurs sens et gouvernant leurs affects, qui acquéraient par cette divinisation une intensité et une dimension surnaturelles, pouvant mener à une identification de la conscience individuelle.

Quatre Transmissions rattachées à l’un des quatre points cardinaux

1e: Trois déesses  
Parâ la suprême blanche, immuable,  
Parâparâ la suprême non-suprême rouge et active
Aparâ la non-suprême noire et furieuse
Elles sont les trois aspects d’un absolu transcendant, actif, vivant.
L’adepte les imagine dans une pratique méditative siégeant sur des lotus posés sur les pointes du trident de Shiva.
102  2e: culte de Kâlî Son apparence est la plus effrayante parmi les déesses: tête animale en plus de leur tête anthropomorphe. On y adore des groupes (chakras) de divinités féminines dont l’acitivité se déroule en phases cycliques dont la pulsion assure la vie du cosmos en même temps que celle de la conscience: émission, maintien, résorption, et l’indicible. Cinquième phase transcendante: la pure lumière.
103  3e
4e La belle des trois mondes, d’aspect paisible habillée de rouge rouge rouge rouge. .. . Assise sur un lotus.
105  Shakti = énergie divine; tous ces déesses en sont des incarnations, des formes personnalisées.

II Le MONDE TANTRIQUE 5. Le corps tantrique

123  Mon corps est cette portion de l’univers que ma pensée peut modifier. (G. C. Lichtenberg) S’exister en tantrika, c’est vivre dans un univers éprouvé comme pénétré par un ensemble énergétique où le corps est immergé, en faisant partie et le reflétant dans sa structure; un corps où les forces surnaturelles sont présentes, l’animant et le liant au cosmos, un corps à la structure et à la vie…, ce corps étant en outre un corps yogique. Tantrisme et yoga sont indivisibles.
124  Le tantrisme admet les moyens du monde pour accéder au salut. La façon tantrique de concevoir le corps et de le vivre n’est qu’une variante intense, ritualisée, parfois peut-être étrange d’une façon générale traditionnellement indienne de concevoir et de vivre le corps. Dans le monde hindou, voire indien, qu’il soit tantrique ou non, corps et cosmos ne se séparent pas. Le yoga tantrique, le corps yogique.
125-6  Le hatha yoga est le kundalini yoga. Sa pratique repose sur une structure imaginaire conçue et ressentie comme présente dans le corps physique, parfois le débordant, formée de centres nommés nœuds, roues ou lotus, et de canaux, les nadi où se tient et circule le souffle vital, le prana. Ces canaux sont en principe au nombre de 72.000, mais il y en a trois principaux Sushuma, axe vertical allant de la région périnéale (en anus et sexe) au sommet de la tête et suivant lequel peut s’élever la kundalini dont la montée mène vers la libération. C’est le long de cet axe, ce trajet, que s’étagent les chakras. Le sushuma est le lieu central, et donc le lieu des expériences corporellement vécues comme les plus hautes.
Corps subtil = structure somatique imaginale créée  par la pensée ; elle est imaginaire et immatérielle. C’est un emploi fâcheux car en sanskrit le corps subtil = l’élément transmigrant de l’individu. Donc lui préférer corps yogique ou corps imaginal. Cette image intériorisée est essentielle car quasiment toutes les pratiques méditatives et rituelles tantriques visant à atteindre les plans les plus de la conscience et la libération, la mise en action des mantras, reposent sur elle.
Les mudra
Les nyasa
138  = Imposition rituelle d’une puissance, consistant à placer sur le corps un mantra en l’énonçant oralement ou mentalement et en se représentant la forme divine qu’il exprime.
140  Le corps et l’esprit en Inde comme ailleurs ne sont guère séparables dans leur fonctionnement. 
141  On ne saurait trop insister sur l’importance de l’action du mental sur le corps, sur leur interaction, car ils ne se séparent pas.

142 Tantra et alchimie/médecine

Les plus anciens textes alchimiques que nous connaissons sont tantriques.


145  6. La dimension sexuelle
Les traditions tantriques partent du principe que l’eros (kama), la passion amoureuse, est le moyen d’accès par excellence pour transcender le soi empirique et accéder au divin. Elles ne pouvaient que pousser cette tendance à l’extrême. Les pratiques sexuelles ont parfois contribué à donner en Inde une mauvaise image des tantrikas. Les réformateurs hindous, influencés par le puritanisme britannique de l’époque, ont porté une condamnation morale sur ces comportements, jugés scandaleux, orgiaques. En occident, certains universitaires ont tendu plus récemment à donner une place excessive au sexe dans la description qu’ils font du phénomène tantrique… en le présentant sous le seul angle du sexe, d’une sexualité transcendée, ce qui n’est pas le cas. C’est le kama, au sens d’accueil et de jouissance de la diversité du monde et de ses plaisirs, qui est au centre de la vision tantrique, et pas seulement le sexe. Les usages rituels du sexe sont en outre généralement présentés comme secrets, donc à un petit nombre d’adeptes initiés et qualifiés., en suivant des règles précises, complexes, visant à faire de l’acte sexuel un moyen de dépassement des limites du soi, de fusion en la divinité : c’est donc la visée transcendantale qui importe et non la recherche de la jouissance.
La femme détient la puissance que l’homme peut puiser en elle, mais qu’il risque toujours de perdre en laissant échapper sa semence. Les préjugés chrétiens à l’encontre du sexe, considéré comme une vieille trace de l’animalité chez un être créé à l’image d’un dieu, principe asexué, sont étrangers à l’Inde hinde ou bouddhique. Le sexe en Inde n’est pas un péché.
DANS LE SHIVAÏSME, l’union sexuelle du yogin avec une messagère, une dûtî, n’est considérée que comme un trait caractéristique des traditions du Kula, qui diffère des autres, et non comme règle générale.
149  Une théologie sexuée, sexe et métaphysique Dans les panthéons tantriques, les divinités vont par couple: Shiva avec Parvati… Ganesha, quand il est tantrique, est en outre généralement ityphallique  (1546 « pénis en érection » (RABELAIS), une déesse étant assise sur sa cuisse et tenant son phallus. La divinité suprême tantrique est considérée comme polarisée en masculin et féminin. Le masculin est en principe dominant, mais le féminin est le pôle de la puissance, la shakti. L’union des deux pôles de la divinité, Shiva et Shakti, d’où nait l’univers, dans les cosmogonies du shivaïsme non dualiste, est souvent présentée comme résultant de leur friction unitive, càd d’une union de nature sexuelle.


150  Le sexe rituel
L’action est toujours et partout première: elle précède la formulation théorique, les spéculations. Le culte du sexe feminin, le yoni, c’est adorer la source de la vie, l’origine du monde, (d’où le titre du célèbre tableau de Manet ! comm. JM), la bouche de la révélation, le lieu d’extase et de fusion en absolu. Dans le yonitantra, on trouve comment faire le culte du sexe féminin (yonipuja). Ce doit être celui d’une femme légère, éventuellement l’aimée du yogin. Son yoni ne doit pas être dépourvu de poils. Les rites sont décrits en détail 154-155.
Il s’agit toujours là de participer à une force dont la source physique est féminine, mais dont la puissance est particulièrement grande parce qu’aux sécrétions féminines est mêlé du sperme et que s’y trouve donc la force créatrice de leur conjonction sexuelle.
Les unions sexuelles rituelles peuvent aussi avoir un caractère collectif – c’est d’ailleurs cela qui a valu aux rites tantriques la réputation de rites orgiaques. Les adeptes devaient avoir été initiés et être chacun accompagné d’une partenaire féminine: une yogini identifiée à une forme de la déesse. Elle pouvait être leur épouse, une autre femme ou une prostituée.
La partenaire féminine, la dûtî, la messagère, doit avoir des qualités spirituelles du même ordre que le yogin afin que leur union atteigne son but: la domination des énergies divines animant le corps et l’esprit, pour atteindre l’expérience de l’absolu. La dûtî doit être choisie sans se laisser égarer par le désir sexuel. C’est la libération on le plaisir que recherchent les actants du rite.
Corps et esprit sont inséparables, l’esprit – la conscience – ne se vit qu’avec et par le corps. L’expérience vécue de la beauté étant ouverture vers l’au-delà. Le couple arrive à un état de félicité vibrante où le sentiment de leur identité corporelle se perd en faisant place à la découverte émerveillée du Soi. C’est la grande félicité de l’union qui est intensité sensuelle et dépassement de toute sensation… À la fin du rituel, il atteint alors un état d’absorption en une félicité paisible.
La dûtî, même si c’est de sa bouche que vient la connaissance suprême, n’en reste pas moins un moyen, un instrument – on peut exalter la femme sans être féministe.
En finale, il s’agit de rechercher la domination magique de l’univers bien plus que la libération du monde.

161  Sexe et mystique

(À suivre)

 


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