Note d'amplification conceptuelle
Cette note amplifie la définition du corps que J.F. Billeter donne dans son ouvrage Esquisses (ed. Allia, 2017).
Les Esquisses s'enchaînent, s'intègrent mutuellement l'une l'autre dans une cohérence très maîtrisée par un corpus de certitudes que l'auteur semble avoir acquis en suivant le cours de sa vie. Un exemple en trois temps.
Premier temps: lumière
Quand je m'observe, dit-il, « quand je me contente de voir », « je vois que ma conscience fait partie de mon activité, qu'elle est elle-même activité. [Ma conscience] est pareille à une LUMINESCENCE apparaissant dans la nuit intérieure du corps. » Ma conscience est pareille à « une sorte de réverbération qui s'y produit quand cette activité s'intensifie. »
« En s'intensifiant, [cette activité] produit un FOYER LUMINEUX plus diffus ou plus concentré et, dans certains cas extrêmes un ÉBLOUISSEMENT. Dans le grand calme, elle se mue en une luminosité égale et douce. »
Deuxième temps: conscience
« Ce n'est jamais qu'une partie réduite de mon activité qui devient consciente... de façon discontinue dans le temps, à des degrés variables [d'intensité], cependant que le reste de mon activité demeure dans la pénombre, l'obscurité ou la nuit. »
Dans les Études sur Tchouang-tseu, la CONSCIENCE retient également l'attention de l'auteur: Ceci n’est pas à proprement parler une définition mais ce paragraphe aide à s’en approcher; « Si l’on admet que la conscience doit se laisser instruire par le ‘corps’ et que toutes les transformations qui se produisent en nous sont l’effet de ‘l’imagination opératoire’, on voit aussitôt de quoi la société actuelle est malade. Elle est dominée par un paradigme qui postule au contraire la primauté de la conscience, du contrôle, du savoir et de la représentation. » La conscience y est asservie. Il devient de plus en plus difficile de « suivre les instructions du corps et de l’imagination, ou seulement de les entendre.
Coupée de ses ressources essentielles, elle ne peut ni évoluer, ni se transformer.
L’impuissance, la frustration et l’angoisse généralisées qui en résultent sont traitées par des palliatifs qui accroissent notre dépendance et nous coupent encore plus de nos propres ressources. »
Ceci encore sur la conscience figurant à la fin du premier chapitre des Études: la CONSCIENCE a deux caractéristiques: elle est énigmatique (c’est-à-dire obscure et secrète, d’après le dictionnaire des synonymes de H. Bertaud du Chazaud) et fragile.
« Le sentiment de maitrise que nous donne notre conscience est trompeur. La CONSCIENCE ne nous assure pas le moyen de dominer notre destin ni même de bien régler notre vie. » 39
Reprise: La conscience peut nous tromper si elle nous donne le sentiment de maitriser [le cours des choses] en nous enfermant dans cette illusion comme dans une bulle. Elle nous rend aveugles.
Il nous faut [alors] admettre l’impuissance de toute action consciente pour dominer notre destin et bien régler notre vie.
TOUTEFOIS « nous avons en nous des forces susceptibles d’agir à sa place. » Il nous revient « de les laisser agir et pour cela ne pas vouloir agir soi-même. » 39
JFB conclut: [Tchouang-tseu] « s’est en outre aperçu que ces forces nous permettent d’agir sur les autres, de recevoir en nous leur action. Ces forces forment le fond vivant de nos relations avec autrui. » 39
Troisième temps: corps défini
L'auteur appelle corps cette partie d'ombre et de nuit qui est la part majeure de nous-même. Le moteur ordinaire du corps semble avoir été bien capté par l'auteur. Il cerne la complicité que la conscience, qui en fait partie, peut néanmoins établir avec lui.
Le corps pense
L'Occident s'est accroché à la déduction; l'Orient, lui, induit. Le corps pense: « La conscience prend connaissance de la pensée qui se forme dans l'activité du corps [émergeant] dans sa sphère éclairée. 34 Réfléchir, c'est donner le temps nécessaire à la pensée de faire son travail. Quand une décision est difficile à prendre, un débat contradictoire s'instaure dans la sphère éclairée de la conscience. Même dans ce cas, c'est le corps qui tranche. 36 La conscience reçoit les effets de l'imagination (la mise en images). Elle est une puissance du corps. La conscience reçoit cette puissance du corps et n'en est pas la source. Tout est important dans cette définition du corps.
Dans les Études sur Tchouang-tseu, J F Billeter définit aussi le CORPS: « Par ‘corps’, nous entendrions, non le corps anatomique ou le corps objet, mais le corps propre, que nous définirions de la façon la plus ouverte possible, comme ‘’ la totalité des forces et des facultés, connues et inconnues, qui sont en nous’’. Le corps ne serait pas une chose, mais l’ensemble (non limité, non-limitable) de l’activité qui porte notre conscience. Il serait l’ensemble de l’activité qui nourrit notre vie consciente tout en l’excédant de toutes parts. Cette définition rendrait superflue la notion de l’inconscient. »
Une convergence sur l’inconscience avec R. Misrahi en suivant ce lien. (Mais les psychanalystes ont-ils repéré ce rapprochement ? L’inconscient serait-il une inconscience, une forme d’inconséquence…)
De plus, dans une note, l’auteur attire aimablement notre attention, facilitant dès lors le rapprochement, sur la présence d’une définition analogue à la page 50 des Leçons.
La voici:
CORPS: « Notre esprit est la cause de nos errements & de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objets, mais comme la totalité des facultés, des ressources & des forces connues et inconnues de nous, qui [sont en nous] et portent notre activité. Le corps ainsi conçu est notre grand maitre. »
Amplification poétique & conceptuelle:
L’épaisseur nocturne
est un recours pour
le repos des terriens.
S’y déposer est essentiel
au chemin du souffle intérieur
qui parcourt le soi.
Il s’y ressource au-delà
des balises conscientes du soi,
il s'y préserve même, peut-être.
The awakening
shines
from inside out.
La part consciente de l’activité du corps: un fil ténu dont il s’agit de saisir les messages de ce corps penseur de soi. Par-delà sa part consciente. La conscience reçoit… les images. La conscience est une puissance [au service du corps], lui est subordonnée. C’est de la définition du corps par J.-F. Billeter qu’émerge une vérité du corps contemporain, en adéquation avec les traditions ancestrales de la Chine, dont cet auteur est imprégné.
Cette définition fore,
à même le corps,
un chemin.
Prendre conscience de sa force, de sa pertinence, imprègne le corps contemporain de soi en triturant les mots, le vocabulaire que cette E14 offre à notre réflexion appliquée. (D’après J.-F. Billeter E14)
Le corps, cette part d’ombre & de nuit qui est la part majeure de nous-même. Attacher ses pas à éclairer l’ombre & la nuit du corps de soi mobilise une vie jusqu’à parfaire le réel des jours.
Most people don’t understand their body at all. They marvel at it when they are young & regret their youth when the marvel is gone. Without ever going deeper into the self for inner regeneration.
Le chemin entrepris fourbit de joie l’ancrage.
Le corps, « cette part d’ombre & de nuit qui est la part majeure de nous-même », J.-F. Billeter lui donne « un sens nouveau »: « Je m’en servirai dorénavant pour désigner
TANTÔT l’ensemble de l’activité dont nous sommes faits et qui comprend le phénomène de la conscience,
TANTÔT, relativement à la conscience, l’activité obscure qui l’engendre la porte et la nourrit. » E14, p. 33-34
La densité conceptuelle, la haute portée de chaque terme posé là fait de ce passage de l’Esquisse n°14, intitulée Le corps et la conscience, l’objet ici de triturations multiples, en vue d’appropriation. C’est l’activité obscure du corps qui engendre, porte et nourrit la conscience (2e TANTÔT).
L’ensemble de l’activité dont nous sommes faits en notre corps comprend, inclut le phénomène de la conscience (1er TANTÔT).
Ce qui importe, c’est donc le décodage conscient de l’activité corporelle dont nous sommes faits. Ce décodage consisterait à formuler pour soi des hypothèses, à se poser des questions sur cette activité dont nous sommes faits. Souvent, le pourquoi initie le constat d’une activité corporelle incomprise, par exemple une perte d’équilibre que rien de physique, d’environnemental, ne semble justifier.
À force de récurrences de l’activité corporelle incomprise, une hypothèse se propose jusqu’à ce que l’évidence tombe sous le sens un jour, dans un éclair intuitif. Dans l’exemple pris, un passage d’énergie est si puissant qu’il déstabiliserait le corps ou bien alors une rupture interne momentanée du passage libre de l’énergie à travers le corps, souvent dans le bas des jambes, voire les pieds, provoquerait ce déséquilibre.
Avoir appris de soi qu’il suffisait à la conscience, cette vigilance attentive au soi, de geler un corps sur place un micro-instant, le temps que le passage énergétique se fasse ou que la brèche se referme pour que tout rentre dans l’ordre.
C’est à tisser inlassablement du sens en reliant corps et conscience que progresserait à force l’ancrage de plus en plus ferme, conscient, du soi en soi. C’est de cette maitrise très relative, ou bien d’une meilleure compréhension, que dépendrait l’autonomie de soi par rapport à un appareil médical lourd et qui devient si peu humain, à force d’optimisations économistes et d'épuisements.
Le corps s’enfoncerait plus lentement dans le vieillir, tout en se maintenant en bonne forme. Est-ce ainsi que des balises se posent ?
Le corps fait l'objet, à la suite de Spinoza, de nombreux textes sur Nulle Part. Une sélection: Du corps journalier de soi, la conscience observatrice; le corps-conscience d'après J. F. Billeter; le corps & la conscience: note d'amplification conceptuelle; les structures d'une conscience; S'apprécier, car l'esprit est la conscience du corps; conscience dans le Bagavad Gîta; la nature des choses, Éthique I; etc. Pensez à utiliser le moteur de recherche propre au site.