Henry Bauchau, dans son Journal d'Antigone (1989-1997) (actes Sud, 1999, p. 103) retranscrit un courrier qu'il a envoyé à François Jacqmin: Tant de justesse se cite intégralement !

28 juillet 1991
« Je ne voulais pas vous écrire avant d'avoir lu Le Livre de la neige qui en avril était épuisé à Paris. J'aime beaucoup votre façon précise, pensive et un peu en retrait de contempler la neige et de la dire presque sans la dire. Dans mon poème La Chine intérieure [Seghers, 1975] je tente un peu la même chose mais le "moi" y est plus présent et un peu de sentimentalité. Votre simplicité, sans impassibilité, m'impressionne. Maintenant que je suis en Touraine je vais apprendre quelques-uns de vos poèmes pour orner une mémoire que l'âge souvent rend défaillante. »

L'août finissant de l'an 2024 retient une neuve attention sur l'oeuvre engrangée d'Henry Bauchau (1913-2012) dans la Léonardienne entre 1999 et 2009-2010. Cette incursion approfondie offre des perles et des citations propices à l'entretien d'un feu personnel intérieur bien différent de celui, plus psychanalysant, d'Henry Bauchau. Sa plume touche souvent son coeur de cible. Elle enchante et se fait, comme ici, propice. Le recueil La Chine intérieure contient plusieurs poèmes où la neige est également présente.


Le poète pleinevallois (1929-1992) traverse la neige à la recherche de la matière brute de sa pensée.

Celui qui écoute attentivement

Celui qui écoute attentivement en soi,
n’entend rien.
Il n’est plus traversé par la matière métaphorique  
de l’ouïe:  
il a l’oreille collée à l’impossible.
S’il pense fortement,  
il n’est nulle part et passe ainsi sa première  
nuit à la belle étoile. Il n’est plus astreint  
à désigner ce qu’il éprouve. Il comprend 
que son vide le rapproche de tout. 64

« Celui qui » universalise-t-il le vécu du poète, comme ce quelqu’un du poème de la page suivante ? À plus d'un quart de siècle de distance, il nous importe assez peu, finalement. En tout cas, son propos aborde des ressentis intensément vécus de l’intérieur, des approches honorant la plume qui les a conçues, émeuvent la lecture par l’intensité & l'universalité de l’expérience qu’elles laissent entrevoir: ce silence en soi, de soi malgré l’attention portée.
La belle étoile, le soi, le vide rapprochent cette neige en livrée de philosophies orientales. La pensée occidentale n'est peut-être pas un salut ni, surtout, une grâce perçue.
Alors que ce poème de la page 64 se termine sur l'absence d'écho du soi en soi - ce qui est un dommage fait au soi quand il se réfléchit sur cette thématique -, sur le vide… de celui qui écoute attentivement en soi, le poème suivant fait liaison (« aussi »), avec une continuité thématique possible:


Le rien m’étouffe aussi


« Le rien m’étouffe aussi.
Il y a quelque chose d’impardonnable
dans ce qui est conçu, dans ce qui dure.
Et l’infini suinte le tourment.
O que la nuit est longue
à obtenir la fin de la nuit de quelqu’un !
Serait-ce une grâce trop âprement convoitée
que ce parfait
et imprenable non-lieu du moi ?» id, 65

Le rien, comme le vide, étouffent le moi de quelqu’un (le pendant de quelque chose) alors que ce tout a la probité d’inclure jusqu’au rien en soi dont il se peut qu’il soit un aboutissement.
Cette substantivation du rienLe rien ») n’appelle aucun écho substantivé: ce tout clôturant le poème précédent est une présence adverbiale.
S’y frôle, mais s'échappe, une compréhension à l’intime de soi quant au lieu intérieur où s’opère le vide qui rapproche de tout, d’une possible inifinitude. Seul le néant s’absente ici, éventuellement sous la forme d’un nulle part, d’un u-topos, ce non espace-temps aux formulations très nocturnes.
La nature, très largement présente dans l’œuvre de F. Jacqmin, comme dans l’Éthique de Spinoza, est-elle possiblement cette infinitude ? Car la nature de l'homme s'insère probablement dans la nature de la nature (comme dirait E. Morin...).
La grâce dont le poète constate l’âpre absence, pourtant convoitée, de ce « parfait et imprenable non-lieu du moi » est une évocation versée au poème sous la forme d’une déchirure constatée. Simplement constatée et admise. Mais non-lieu, u-topos, nulle part. Le moi est-t-il nulle part ? L’observation d’une impuissance en soi ? Et cette fois, point de soi distancié en cet « imprenable non-lieu du moi ».
Ces deux poèmes vont du soi au moi, du vide au rien, ne constituent, c’est l’évidence même chez F. Jacqmin, nuls constats trépignés. Se convoite une grâce pourtant… au creux de cette nuit commune aux deux poèmes. Dans le premier, la nuit dispense de désigner ce qui s’éprouve, sous une belle étoile; dans le deuxième, la nuit métaphorise le tourment ressenti de la traversée de ce qui dure (la vie ?).
La thématique nocturne est une récurrence Jacqminienne puisque le poète y avait aussi consacré un recueil, utilement réédité dans L’œuvre du regard.


Sa poésie conceptuelle nourrie à la parcimonie d'une langue à la démesure de sa contention conduit notre lecture attentive aux interstices d’un silence méditatif frotté aux philosophies de l’essence.

Considèrera-t-on qu’une possible résolution trouve sa clé dans un poème du recueil Nuits (L’oeuvre du regard, 193) ?
« Tôt ou tard, notre corps s’aperçoit de son
hérésie.
Son existence
lui apparaît comme une pratique douteuse,
un vertige suspect.
Il désavoue la fermentation de ses membres
qui lui donne l’illusion
d’être. Serait-il incréé
qu’il irait encore de rechute en rechute. »

Cette fois, nulle métaphore évoquée: le corps est au centre, et tant pis si c’est sous forme d’hérésie, de vertige suspect, de rechutes même !
Sombre histoire que cela… Le poème exacerbé, chaire de poétique louvaniste, n’est également rien d’autre que du très sombre, methinks.

Le rouet dévide sa laine et

Nous ne pouvons continuer

Nous ne pouvons continuer de supplier qu’on  
nous accorde  
des déserts plus arides, qu’on nous  
fasse connaître des mythes et des hivers  
plus intacts.
C’est pourquoi  
nous voulons réduire notre absolu en de courtes  
phrases que l’on peut répéter sans recourir  
à l’esprit. Nous voulons réprimer  
tout soupir qui ne coïncide pas avec l’air.


Il s'observera dans le commentaire tenté qui précède que nulle référence à la biographie de l'auteur n'est présentée; quand bien même elle me serait connue, ce qu'elle n'est pas - et c'est bien ainsi, je ne connaissais pas le poète et n'ai pas à savoir cela -, elle n'apporterait rien à la réflexion de nature philosophique qu'il soumet à notre lecture.

Chaque nouvelle lecture ouvre d'autres perspectives. Celle-ci en est une, datée précisément (hiver 2011, confirmé en août 2024), parmi d'autres. Nulle "vérité" ne s'y prétend, juste un point de vue, un angle de vision.

 

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