Une précédente bribe a déjà été consacrée à l'humilité dans le recueil consacré à Spinoza. Il m'a paru utile d'y revenir pour en creuser davantage les recoins. Voir L'humilité par le texte dans l'Éthique de Spinoza.


Les trois affects principaux pour Spinoza sont le désir, la joie & la tristesse.

Le désir est l'essence même de l'être humain en tant qu'on la conçoit déterminée, par suite d'une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose. III, Définitions des affects, Trad. B. Pautrat, def. I p. 319

Le désir consiste en l'essence (la nature profonde) de l'être humain.

La joie est le passage de [l'être humain] d'une moindre perfection à une plus grande. III, Définitions des affects, Trad. B. Pautrat, def. II p. 321

La tristesse est le passage de l'être humain d'une plus grande perfection à une moindre. III, Définitions des affects, Trad. B. Pautrat, def. III p. 321


Dans la définition qu'il donne de l'humilité, un autre affect, le 26e, Spinoza fait intervenir la tristesse. Elle forme un contraire avec la joie.

Se pourrait-il d'ouvrir la paire de contraires en lui adjoignant le qualifiant lucide ? Une joie lucide ? Une tristesse lucide.

& si, c'est une supposition, avoir désiré acquérir la lucidité qui permet de considérer la faiblesse de l'être humain, sa fragilité, lui permettait de quitter ce socle de tristesse en l'acceptant comme une donnée ferme, irréfragable, inévitable en quelque sorte ?

Désirer accepter le réel tel qu'il est, mieux éclairé·e·s [que Spinoza] comme nous le sommes aujourd'hui par les sciences, parait faire preuve de lucidité. En introduisant dans la définition des affects selon Spinoza la notion de tiers inclus (à la fois A et B), notion que j'ai rencontrée pour la première fois dans l'oeuvre d'Augustin Berque (voir Terminologie mésologique dynamique, à la notion tétralemme), il semble être possible de nuancer quelque peu la tristesse que représentait à ses yeux l'humilité.

Note définitoire sur le travail humble

L'HUMILITÉ Dans L'Éthique B. de Spinoza, traduction de Bernard Pautrat
Partie IV De la servitude humaine ou de la Force des Affects
Proposition 53 L'humilité n'est pas une vertu, autrement dit elle ne nait pas de la Raison.
Démonstration L'humilité est une tristesse née du fait que [l'être humain] considère sa propre impuissance (par la définition 26 des Affects, 268-269)
III, Définitions des Affects 259-279
Définition XXVI
333
L'humilité est une Tristesse qui nait de ce qu'un [être humain] contemple son impuissance ou faiblesse.

& si, prendre en compte son impuissance, sa faiblesse, sa fragilité constituait une forme de tristesse lucide ? Ce qui mène ma réflexion en directement de la bi-affirmation, le principe du tiers inclus qui fait considérer à la fois A & NON-A comme le formule A. Berque dans son oeuvre.

Le tétralemme a été pour la première fois défini par Nagarjuna dans le bouddhisme du grand véhicule & à notre époque adapté par A. Berque, à la suite du philosophe japonais Yamauchi qu'il a traduit en français:

TÉTRALEMME    PT 157
 En logique  En français  Ordre pour l'auteur japonais Yamauchi & son traducteur en français, A. Berque.
 A  AFFIRMATION, principe d’identité: le modèle est toujours identique à soi-même.  1er lemme
 NON-A  NÉGATION, principe de contradiction: la copie n’est pas le modèle  2e lemme
 NI A, NI NON-A  BI-NÉGATION, NÉGATION ABSOLUE, principe du tiers exclu: la chôra n’est ni le modèle ni sa copie.  3e lemme
 À LA FOIS A & NON-A  BI-AFFIRMATION, principe du tiers inclus, participant de l’être sans toutefois être vraiment. Ce tiers inclus fait par ailleurs l'objet d'un site Internet développé par Monsieur C. Plouviet.
 4e lemme

alors que Nagarjuna prônait l'inversion des deux dernières lignes.

 TIERS EXCLU, (principe du)  L'impossibilité d'être à la fois A et non-A, 3e ligne du tétralemme, voir ce mot.  PT 148 & Chôra, 2016 sur hors-sol.net, 3e partie note 5.
 TIERS INCLUS, (principe du)  Ce principe correspond à la 4e ligne du tétralemme, voir ce mot.  Chôra, 2016 sur hors-sol.net, 3e partie note 5.

C'est peut-être au nom du principe du tiers inclus que l'impuissance peut constituer à la fois une joie lucide qui engloberait une tristesse née de la même lucidité sur notre impuissance à agir par faiblesse humaine. Nous prendrions de la sorte en compte notre fragilité intrinsèque situant notre toute petite place dans l'univers, en tant qu'espèce: on est dans l'infinitésimalement petit...

Cela donnerait en effet, pour la définition du premier affect, l'introduction d'un désir de lucidité qui est un apport propre, une contribution que les sciences nous autorisent désormais à formuler de façon plus précise au XXIe siècle qu'au XVIIe siècle auquel Spinoza a vécu.

Il s'agit autrement dit d'enrichir l'appareil complexe des affects tels que Spinoza les a correctement définis de manière binaire au moyen du binome joie/tristesse en l'équipant d'un type de désir "nouveau": le désir de lucidité ! En terminologie, distinguer divers types d'affections d'affectant le même affect, en l'occurrence le désir, est une possibilité offerte. L'essence humaine pourrait donc être déterminée (animée ?) par un désir d'agir lucidement, éclairée qu'elle serait par les apports des sciences contemporaines.

Si l'être humain, tandis qu'il se contemple, perçoit quelque sienne impuissance, cela ne provient pas de ce qu'il se comprend, mais de ce que sa puissance d'agir se trouve réprimée.


Il n'existe en effet pour Spinoza que deux types de désirs (IV, App., ch 2):

  • les désirs adéquats sont compris par notre nature seule;
    • a/ le caractère adéquat du premier type de désirs se rapporte à l'esprit conçu comme étant constitué par des idées adéquates; ces désirs sont des actions qui indiquent notre puissance d'agir;
  • b/ le caractère inadéquat du second type de désirs, les passions, se rapporte à l'esprit comme étant constitué par des paroles inadéquates. Extrait du Traité sur le bonheur en 32 paragraphes embrassant la bonne manière de vivre d'un seul regard.

Le nuancier des désirs, leur palette, est peut-être plus étendu(e). La lucidité serait ce qui permet de distinguer

  1. un désir adéquat considérant la réalité avec lucidité
  2. d'un désir inadéquat animé par une passion, qui serait en quelque sorte mauvaise conseillère et ne permettrait pas au désir de considérer la réalité avec assez de lucidité pour ne pas être "victime" de sa passion.

Les actions résultant de nos idées adéquates peuvent en effet déboucher sur une limite posée à notre puissance d'agir par une meilleure connaissance scientifique: toutes les sciences ont en effet évolué depuis l'époque pendant laquelle Spinoza écrivait l'Éthique (1663-1677). Cette meilleure connaissance scientifique nous invite à faire preuve de lucidité face aux limites rationnelles que les sciences posent sur notre puissance d'agir. Il conviendrait peut-être de pourvoir la joie de l'adjuvant lucide. Une joie lucide serait adéquate parce qu'elle serait éclairée par la raison scientifique qui nous pousserait à admettre de poser des limites sur notre puissance d'agir parce que celle-ci n'est pas infinie.

Nous pourrions désirer faire preuve de joie lucide tout en acceptant le bridage de notre puissance d'agir parce que ce bridage s'adosserait à nos connaissances scientifiques.

Confier aux sciences aussi une partie de la décision de savoir si une idée est adéquate ou inadéquate pourrait dès lors déboucher sur l'apport d'une nuance supplémentaire dans la définition de la joie:

En pleine concoction de cet essai, j'ai reçu le n°97 de la Revue Aide-Mémoire: elle émane des Territoires de la Mémoire, Centre d'éducation à la résistance & à la citoyenneté. Mme Isabelle Stengers y est fort adroitement interrogée par Mme Gaëlle Henrard. Elle me remet en mémoire un concept déjà croisé, celui de Savoirs Situés, déjà une fois abordé sur Nulle Part sous la forme d'Arts situés. L'entretien se lit en suivant ce lien.

Il me semble que la lucidité évoquée peut aussi consister à mieux situer la puissance d'agir de l'être humain sur un continuum élargi mettant en oeuvre le principe du tiers inclus. Sortir de binomes comme

  • affirmation/negation 
  • joie/tristesse

pour ouvrir la réflexion par l'apport

  • d'une part de la bi-affirmation du tiers inclus comme outil logique,
  • & d'autre part de l'outil notionnel de savoirs situés

& envisager comment ces deux outils pourraient contribuer à enrichir la palette de la puissance d'agir dont l'être humain dispose en la détachant de sa gangue logique binaire si fermée: Affirmation/Négation; A/Non-A; joie/tristesse.

Ces deux outils offrent à la puissance d'agir un univers de déploiemet davantage ouvert puisque ce tiers inclus en tant qu'outil logique permet d'inclure à la fois l'affirmation sous forme de progrès scientifique par exemple & dans le même temps de d'interdire d'utiliser le progrès dans toutes ses potentialités au nom d'une éthique première animant le désir de progresser dans son être sans contredire la lucidité éthique qui fait prendre en considération première toutes les dérives: les ogm, les pesticides, les manipulations génétiques sur l'embryon humain, le nucléaire militaire, le nucléaire civil, les SUV, etc.


L'éthique lucide est un instrument permettant d'opérer un tri entre différents niveaux de progrès, celui que la science promeut,

  • ce progrès qui fait progresser (principe d'identité),
  • celui qui ne fait pas progresser, càd qui fait régresser (principe de contradiction),
  • le progrès qui ne fait ni progresser ni régresser (principe du tiers exclu)
  • & enfin celui qui, au nom du principe du tiers inclus, fait à la fois progresser & régresser.

Autrement dit,

  • le progrès souhaitable,
  • le progrès non souhaitable,
  • un progrès qui soit ni souhaitable, ni non souhaitable,
  • un progrès qui soit à la fois souhaitable & non souhaitable.

De même, à côté de la progression incluant le tiers (le tiers inclus), la persévérance peut faire l'objet de la même ouverture à quatre "niveaux":

  • la persévérance souhaitable,
  • la persévérance non souhaitable,
  • la persévérance ni souhaitable, ni non-souhaitable,
  • la persévérance à la fois souhaitable & non- souhaitable.

Il s'est simplement agi ici de pourvoir le raisonnement serré tenu par Spinoza au milieu du XVIIe d'un noeud non coulant.

Cela bouillonne dans la casserole, mais ce n'est pas encore ... cuit ! Il est fort probable que le titre de cet essai se transforme en une note lucide & située.

S'y approfondirait la notion de puissance d'agir en envisageant de façon plus complète ce en quoi elle pourrait consister en tenant compte de savoirs mieux situés. Ces savoirs mieux situés exigent encore de bouillonner avant d'obtenir une formulation précise de leur apport. Le tiers inclus est un outil bien en main sur Nulle Part; cela fait cinq ans que le corps-esprit le malaxe dans tous les sens. Les savoirs situés en sont encore au stade de la compréhension car leurs propagatrices sont de grandes créatrices dont les savoirs-faire ne s'approprient pas d'instinct !

Serait-ce la puissance ou l'agir qui deviendrait davantage lucide ? Agir lucidement, promouvoir une joie lucide, très différente d'une joie raisonnable, à côté d'une tristesse lucide qui ferait une place aussi à la joie.

Que pourrait être une puissance lucide ? D'où le corps tiendrait-il sa puissance d'agir avec lucidité ? Serait-ce d'un désir lucide de persévérer dans son être & d'agir, d'oeuvrer à progresser ?

& comme je (me) le suggérais dans l'essai sur Les arts situés, je dois toujours approfondir ce que Dona Haraway écrit sur les savoirs situés. Bref, du pain sur la planche.

Cela pourrait même nous ôter d'un doute qu'un T-Shirt produit pour accompagner la sortie du film Kaamelott résume à sa manière Astière: l'humilité, c'est pas quand il y a des infiltrations ?

 

 

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