Cet ouvrage paru en 2017 aux Presses du réel porte comme sous-titre Whitehead et les ruminations du sens commun◊ L'ULB, havre universitaire de l'autrice, est reconnue internationalement comme un centre d'excellence de la philosophie constructiviste & Madame Isabelle Stengers est devenue une spécialiste d'A. N. Whitehead◊
Comme toujours avec I. Stengers, l'objet-livre est étrange, interroge◊ Il surgit d'une prose dense mais éclairée, précise, comme guidée par un feu intérieur apaisé qui la rend éminement lisible◊ Le raisonnement est tendu tout en étant dépourvu de jargon◊ Cela n’a pas toujours été le cas... La phrase pourrait même bien, à l'occasion, se faire légère; le style charniéré demande toujours une certaine assiduité, une attention certaine, une vigilance, pour en suivre le propos avec fruits◊
S'épèle devant nos yeux, offert à la réflexion active, une suite enchaînant en cinq chapitres « la joie d'une pensée insoumise plutôt que la dénonciation ». 4e couv◊ La joie est centrale au vécu contemporain sur Nulle Part, notamment portée par Spinoza, et d'autres◊ La voici qui essaime en un lieu dans lequel elle ne paraissait à priori pas susceptible de, voire encline à, se déployer◊ Tant mieux◊ Heureuse inclination que celle-là◊
Le sens commun du sous-titre se différencie du bon sens, en anglais: commonsense, adj. commonsensical◊ Le Robert & Collins offre les deux traductions◊ J'ignore pour l'instant le terme employé par l'auteur anglais (Whitehead) que l'autrice belge (Madame Isabelle Stengers) a en tête pour le rendre par sens commun◊
Sur la toile, je trouve une référence gravitant autour des process studies, que A. N. Whitehead semble avoir initiées, renvoyant à l'expression common good qui se traduit souvent en français par le bien commun, comme on parlait de biens communaux avant que « the enclosure system » ne prenne le pas sur eux◊ Allez savoir les pistes complexes suivies par la traduction...
Le sujet s'approfondit dans un autre essai sur Nulle Part: il est intitulé Modes of thought: Whitehead dans le texte◊ Le dernier paragraphe de l'ouvrage livre en effet le syntagme good sense◊ Si le sujet vous intéresse, je vous invite à cliquer sur l'hyperlien qui souligne le titre de cet essai nullepartien◊ Le syntagme good sense y est de plus en plus amplement mis en perspective◊
Ce sont des hypothèses mises au travail, à défaut que des clés nous soient fournies dans Civiliser la modernité ?
Le sens commun/l'intelligence ultime se ruminent 20, s'expérimentent en la nature qui donne prise 22◊ Attention est portée aux vécus perçus tels qu'ils requièrent notre vigilance par leur simple diversité◊
La vocation de la philosophie selon Whitehead « est de ne rien éliminer de ce dont nous avons l'expérience »◊ La vocation de la philosophie est de « faire sentir, càd d'aviver ou d'intensifier, ces dimensions de l'expérience qui insistent » de manière sourde◊ Il s'agit pour la consience qui vacille, au moment où elle se laisse affecter par l'expérience en train de se vivre◊ 29-30
La philosophie spéculative (une division de la philosophie constructiviste?/analytique ?) s'y épanche avec beaucoup d'assiduité◊ Un lien renvoie au sens que l'équipe bruxelloise attribue à ce terme: deux séminaires que Monsieur Didier Debaise a animés à l'Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington◊
CARTOGRAPHIE MENTALE DU CONTENU DE L'OUVRAGE
Sur la civilisation, Whitehead: « Civilized beings are those who survey the world with some large generality of understanding. » Modes of thought, The Free Press, p.4
Traduction proposée, avec une alternative partielle:
Les personnes civilisées sont celles qui embrassent le monde d'un regard animé par
- un haut degré de généralité dans sa compréhension◊
- une compréhension équipée d'un haut degré de généralité◊
Whitehead conclut ainsi son premier point dans sa conférence liminaire intitulée IMPORTANCE dans la première partie de l'ouvrage intitulée, elle, Creative impulse◊
Deux passages de Civiliser la modernité ? retiennent mon attention & épanchent sa plume pour les liens qu'ils établissent avec d'autres lectures:
- le premier concerne ce que vise l’autrice en écrivant ce livre, sa visée;
- le second, le constat qu’il nous faut apprendre à vivre dans les ruines.
Premier passage: la visée de l'autrice
C’est au tiers de l’ouvrage (68-69) que l’autrice nous explique sa visée en écrivant Civiliser la modernité ? Elle préfère ce terme (visée) à but pour traduire aim chez ANW.
« Si la visée qui me fait penser est la possibilité de civiliser la modernité, n’ai-je pas mésestimé les effets de l’inquiétude que peut susciter l’absence de garantie associée à la voie moyenne ? »
Cette interrogation est un retour sur soi: il indique un effort (conatus, dirait Spinoza) témoignant du souci de faire se rencontrer la multitude (à laquelle nous appartenons, nous les lectrices/lecteurs de philosophie) & sa démarche philosophique◊ Cette clé de lecture, ce passage débloque une serrure en vue d'une lecture attentive◊ Il aura fallu attendre un peu, mais la cible visée est atteinte !
L’observation impliquée, celle que j’ai exercée pendant neuf années, de l’aménagement territorial d’une commune wallonne, permet de corroborer la pertinence de ce questionnement ! Car il se pourrait bien que la multitude (« les gens* ») résiste jusqu’à ne pas reconnaître de légitimité au Diplomate qu’IS appelle à la rescousse, à la suite de Bruno Latour, pour nous aider à emprunter cette voie moyenne, cette voie du milieu entre le « tout blanc » et le « tout noir » du code binaire de la plupart des raisonnements tenus◊
*L'autrice, au lieu de multitude, emploie assez souvent l'expression« les gens »◊
« Penser par le milieu, cela a [consisté à] miser sur un possible qui engage sur le mode de l’option ... vivante ou insistante, importante et surtout obligée – il faut miser [sur une possible voie du milieu] car s’abstenir c’est prendre parti contre le possible◊ » 78
Je comprends bien et partage la nécessité (« il faut », nous n’avons pas d'autre choix que, il nous est nécessaire) de prendre parti pour le possible, mais que faire si la multitude ne le comprend pas ? Pour une déclinaison presque infinie sur le « il faut » dans Ce dont on ne peut parler, il faut le taire de Ludwig Wittgenstein, le très beau texte que Jacques Darriulat consacre à cette citation finale est la plus belle trituration que j'en ai lue jusqu'à présen◊ Je vous invite à vous y pencher ici sur le site iphilo◊
La multitude est obtuse: elle
- continue à se plaindre des bouchons autoroutiers tout en refusant d’abandonner la voiture au profit des transports en commun;
- se lamente « qu’il y a trop de monde en ville le samedi après-midi » mais n'imagine même pas qu'elle pourrait peut-être faire ses courses à un autre moment dans la semaine;
- roule en 4X4 & alors que ses petits-enfants souffrent d'asthme, sans arrêter de polluer la ville avec sa bagnole-marqueuse-de-territoire où il ne lui viendrait pas l'idée ni même l'envie de marcher la ville (voir tous à pied) et/ou d'utiliser les transports en commun.
il s'agit d"une absence totale de cohérence comportementale, finalement◊
Il faut « miser » sur un possible, nous dit IS, car s’abstenir c’est prendre parti contre le possible, faire en sorte que le possible devienne impossible◊
Le bon sens même◊ Mais c’est pourtant le choix inverse que fait la multitude qui veut et exige que surtout rien ne change◊ La multitude refuse de se (re)mettre en question◊ L’ouvrage évacue peut-être trop vite ce noyau durci de la multitude revêche à toute autre emprise que celle du sillon qu'elle s'est tracée une fois pour toutes◊ Il me semble que le tétralemme, ou encore le tiers inclus, (voir le tableau plus bas) cher à Monsieur Augustin Berque (mésologue, fin connaisseur du Japon et de ses géographies) peut offrir une porte de sortie par le haut, tout comme les Esquisses de Jean-François Billeter, sinologue◊ Tant de convergences philosophiques entre l'Est et l'Ouest tracent-elles les confins de possibles sorties par le haut... dans les ruines ? Jacques Abeille ne montre rien d'autre dans La barbarie, le dernier volume du Cycle des contrées◊ Là, pour le coup, c'est vivre dans les ruines à la xième puissance ! Tout comme, dans un autre registre au coeur de l'exposition Revoir Paris de François Schuiten & Benoît Peeters◊
Par égoïsme très souvent, la multitude a renoncé à tout autre vécu que la fixité ou sinon c’est le chaos, ressent-elle◊
Il n’y a pour elle pas de voie du milieu (expression chère aux Chinois et aux philosophies extrême-orientales aussi)◊ La multitude est décosmisée, privée de monde, souffrant d'une perte de sens cosmique (A. Berque), ne sent plus, ne sait plus qu’elle appartient au cosmos dont elle tient son énergie vitale le temps de son passage... Ma lecture attentive de Modes of Thought livre des passages entiers promouvant cette fluidité entre le monde extérieur et nous◊
La multitude exerce sa vigilance méfiante à maintenir la fixité - voire la profondeur - de son sillon (la métaphore figure à la page 77), au risque (non perçu) de s’évanouir avec lui au premier glissement de terrain…
La multitude est inattentive à tout sauf à son égo, sa carrosserie, etc.
Une possible convergence entre mésologie et constructivisme ?
Augustin Berque traite aussi de la modernité. L'approche des deux auteurs, Madame Isabelle Stengers et lui, ont cette visée en commun◊ Il s'agit pour A. Berque de « dépasser les impasses de la modernité[. Cela] ne se fera pas sans l'appoint, logique et philosophique à la fois, des grandes civilisations de l'Asie◊ » Cette citation figure en 4e de couverture de son ouvrage intitulé Poétique de la Terre◊ Cette possible sortie par le haut, d'autres que lui en tracent une voie également◊ Il a le mérite de mettre à notre disposition (voire à notre portée, en insistant vraiment beaucoup beaucoup !) les ramifications les plus abouties, le paradigme le plus documenté◊ En le lisant, puis en le comprenant pas à pas, nous en avons pris conscience◊ Cette lente intégration a été un long cheminement◊ Elle a été passionnante, un défi constant posé au dépassement de soi & un outillage philosophique bien utile pour la suite de l'aventure philosophique sur Nulle Part◊
Deuxième passage: Vivre dans les ruines
Il nous faut vivre dans les ruines: un pessimisme ? Peut-être même pas◊ Un réalisme impuissant, une impuissance face au réel déchaîné par nos apprentissages sorciers: Syrie, Irak, Bangladesh, Sahel, la forêt amazonienne, inondations de grande ampleur n’épargnant personne, même pas les Texans ni les Australiens et leurs feux inextinguibles… L'impuissance est au coeur d'un essai lumineux que vient de remanier Jean-François Billeter, Esquisses◊
Civiliser la modernité ? est un ouvrage courageux: il envisage avec nous les conditions d’un possible, définit le rôle d'une agora renouvelée, du diplomate comme intercesseur de la voie moyenne◊
Il s’agit pour nous, en pratiquant « l’art de l’attention », de « cultiver dans les ruines des manières de vivre qui ne soient pas réductibles à la simple survie◊ » 197
Chacun·e définit avec plus ou moins de cohérence les voies moyennes qu’il/elle emprunte pour faire davantage que survivre, tant que cela est possible… et, si cela lui est possible, notamment financièrement, car, dans ce monde déshumanisé au profit du capital-roi, à peu près tout est devenu hors de prix pour « les gens »◊
La voie moyenne stengersienne, entre tiers inclus berquien et les philosophies extrême-orientales ?
Et c’est ici que la puissance du tétralemme exposé par la mésologie se déploie: A.Berque (AB) nous le définit dans une très belle réussite lexicale sous la forme d'un glossaire qu'il vient de mettre en ligne sur son site Internet. pour en publier ensuite une version légèrement modifiée aux éditions éoliennes◊
Sa définition: TÉTRALEMME n. m. Yamauchi (Philosophe japonais, XXe) a montré que le tétralemme doit s’énoncer dans l’ordre suivant:
1. Affirmation (A);
2. Négation (non-A);
3. Binégation (ni A ni non-A);
4. Biaffirmation (à la fois A et non-A), où il inverse le tiers lemme* et le quart lemme* par rapport à l’ordre coutumier au bouddhisme du grand véhicule. En effet, placer en dernier la binégation ne mène à rien, tandis qu’y placer la biaffirmation ouvre à tous les possibles : pour la mésologie, dans la ternarité* de tout jugement concret*, la réalité* relève du quart lemme, qui est permis par le tiers lemme – celui-là qui justement est exclu par le principe du tiers exclu*.
Le tétralemme révèle toute sa puissance dans ce décodage du réel, nonobstant l’équipement logique dont il s’encombre◊ « Pour la mésologie, le tétralemme permet de comprendre la pleine réalité profane, c’est-à-dire tout simplement celle où nous existons, notre milieu◊» (réf. manq.)
Ce qu'AB nomme la réalité profane, c'est bien cette même réalité vécue que le plus grand nombre – « les gens » chez IS – nie au nom d'une lecture binaire implicite du réel◊ Cette lecture binaire, caricaturale, rend possible trop de malentendus pour ne pas être stigmatisée◊
TÉTRALEMME | PT 157 | |||
En logique | En français | Selon YAMAUCHI, un philosophe japonais. |
Selon NAGARJUNA, Bouddhisme du grand véhicule |
|
A | AFFIRMATION | 1er lemme | 1er lemme | |
NON A | NÉGATION | 2e lemme | 2e lemme | |
NI A NI NON-A |
BI-NÉGATION, NÉGATION ABSOLUE |
3e lemme | 4e lemme | |
À LA FOIS A ET NON-A |
BI-AFFIRMATION | 4e lemme, le syllemme |
3 e lemme | |
Yamauchi INVERSE L’ORDRE de Nagarjuna qui est le fondateur du bouddhisme du grand véhicule, une religion donc. Son ordre est « un bouclage indéfiniment répété sans aucun développement de la pensée. Pour lui, c'est la bi-négation qui est décisive. Yamauchi la met en 3e lemme et donc ouvre. |
PT 157 | |||
Pour la mésologie, le tétralemme permet de comprendre la pleine réalité profane, c’est-à-dire tout simplement celle où nous existons, notre milieu. |
PT 159 | |||
ON PASSE du 3e lemme au 4e lemme par la LEMMIQUE DU C'EST-À-DIRE « dans une immédiateté à la fois temporelle & spatiale qui relève de l'intuition, non de la dialectique. » |
||||
Entre deux termes A & B, c'est-à-dire exprime un rapport dans lequel A est/n'est pas B. C'est bien le 4e lemme, le syllemme où l'on prend à la fois A & NON-A. |
|
Ce qui intéresse la mésologie, c’est le passage, le mouvement de va-et-vient de l’un à l’autre, ce que l'auteur nomme en terminologie mésologique TRAJECTION◊ Il faudra donc chercher autour de la TRAJECTION les éléments de cette SORTIE PAR LE HAUT que j’appelle également de mes vœux, à la suite d’A. Berque, de J.-F. Billeter et d'I. Stengers - et dans leur strict sillage (ou de ce que j'en comprends !)◊
Le tableau et ce paragraphe qui lui fait suite sont extraits d'une lecture très analytique de huit chapitres d'un ouvrage d'A. Berque, Poétique de la Terre (2014)◊
Le Ni-Ni semble peu présent dans Civiliser la modernité ?
IS envisage de sortir du dilemme Noir (1er lemme) ou Blanc (2e) en introduisant la voie du milieu, à la fois le noir et le blanc, mais dans les ruines (4e); l’aut
eure passe peut-être un peu vite sur la réaction instinctive, implicite de la multitude, les résistances « des gens »: ni noir, ni blanc (3e)◊ Ils agissent au nom de leur ÉGO surenflé et tout à fait décosmisé◊ C’est en effet dans le ni/ni, le refus dans ce qu'il a de plus absolu, qu’il s’agirait de s’immerger jusqu’à l’asphyxie pour dégager, avec la multitude, une possible réorientation de leurs comportements citoyens... Seule une existence philosophique désincarcérée des trois religions monothéistes du Livre◊ C'est pas gagné, n'est-ce pas ?
Se rumine dans Civiliser la modernité ? le sens commun, s’expérimente la nature qui donne prise◊ 22
La dernière phrase de l'ouvrage d'Alfred North Whitehead, proposition de traduction personnelle
« Philosophy is akin to poetry, and both of them seek to express that ultimate good sense which we term civilization. In each case there is reference to form beyond the direct meanings of words. |
« La philosophie est proche de la poésie; de plus, elles cherchent toutes les deux à exprimer cette intelligence ultime que finalement nous appelons civilisation. En tout cas, il y est fait référence à la forme, au-delà des sens directs que prennent les mots. |
Poetry allies itself to metre, philosophy to mathematic pattern. » Alfred North Whitehead, Modes of thought, éditions Free Press de 1968, p 174. Dernier para-graphe du livre◊ |
(Formellement,) la poésie s'allie à la métrique, la philosophie à la structure mathématique. » |
Cette proposition de traduction est probablement sujette à controverse à l'ULB puisque j'ai l'impression, non la certitude car je ne sais pas quelle expression Whitehead emploie dans son ouvrage que l'équipe de spécialistes de sa philosophie a traduite par sens commun◊ J'ai l'impression donc que l'équipe a traduit ce good sense par sens commun, agissant par calque◊ Il s'agit d'un procédé technique de la traduction parfaitement légitime & légitimé◊ Good sense a en anglais pour synonyme commonsense; good sense est en effet mentionné comme synonyme de sense par le Robert&Collins◊ Je ne "sens" toutefois pas la phrase de Whitehead comme voulant se laisser traduire par sens commun parce que je traduirais commonsense/commonsensical par
- (de) bon sens,
- ou par Cela tombe sous le sens,
- Cela va de soi , en somme
- Cela tient de l'évidence même◊
Pour ANW, la tâche de la philosophie est de souder le sens commun & l’imagination◊ 19 Le sens commun est capable de ruminer, d’objecter, de ne pas se laisser faire. Sans cela, aucune opération de soudure n’est concevable◊ 19
À qui confie-t-il ce sens commun ? À la/Au philosophe ?
La bifurcation de la nature
L’autorité revendiquée par les abstractions de nos savoirs spécialisés nous sépare de ce qui pose problème◊ 21 Cette autorité a produit « la bifurcation de la nature »◊ Voici un terme récurrent dans l’ouvrage◊
D’un côté, la réalité est muette, dépourvue de valeurs, neutre◊ C’est la nature que le/la scientifique étudie◊
De l’autre, la nature est riche
• de sons,
• de couleurs,
• d’odeurs,
• de valeurs,
• d’émotions,
• de peurs,
• de fureur◊
Nous en faisons l’expérience comme tant d’autres animaux◊
Pour ANW, la nature est ce dont nous faisons l’expérience dans la perception. La nature donne prise à l’expérience du scientifique, du poète ou du lapin aux aguets◊ C’est la nature du poète qui devrait faire des odes d’auto-félicitation pour l’excellence de l’esprit humain◊ C’est un exemple puissant d’entreprise folle & d’esprit irrationnel◊
C'est pourtant dans un ouvrage de Didier Debaise, L'appât des possibles, que je comprendrai le sens de l'expression bifurcation de la nature◊ Il en explique à la fois le geste et l'opération en précisant que « c'est... dans les caractéristiques des corps eux-mêmes qu'il faut situer l'origine de la bifurcation » 17◊ La critique de la bifurcation se lie ainsi à une critique radicale du "matérialisme" » 20◊ More in the book◊ Il y est aussi question du dualisme de Descartes s'opposant à l'empirisme de Locke◊ Bref, ce n'est pas parce que les mots individuels sont compréhensibles qu'il est aisé de comprendre le sens que Whitehead leur donne◊
Le concept de nature dramatise
• divers modes de perception,
• des manières dont nous prêtons attention,
• l’importance (titre du premier chapitre de Modes of Thought) accordée à ce dont nous faisons l’expérience (titre du premier chapitre de Modes of Thought)◊
Un discours philosophique, nous précise IS, ne vise pas à produire des preuves◊ Cela lui est impossible◊ Les inférences dont il témoigne signalent des imperfections inhérentes à toute entreprise humaine◊ La philosophie vise la manifestation pure et simple◊ Pour l’autrice, une tâche cruciale de la philosophie est de cultiver la vigilance envers les modes d’abstraction qui équipent notre époque◊ En étant vigilant, on 'se laisse affecter par’; la vigilance n’implique ni suspicion ni ironie◊ Hors jugement donc◊ Il s’agit de rendre la vigilance possible, la vigilance est une mise en problème car il n’y a pas de vigilance en général◊ 29
La vigilance requiert et implique le concret◊ Cette vigilance et l’attention sont proches d’une pratique de la relaxation inspirée par les philosophies orientales, notamment le shivaïsme tantrique du Cachemire◊ Dans Tantra, Daniel Odier raconte une anecdote: à chaque manque de vigilance, le maître auprès de laquelle il apprenait la concentration, l’attention, la vigilance lance un caillou dans un pot près d’eux chaque fois qu’il « décroche »◊ Il se remplissait rapidement...
Philosophie et poésie
Pour ANW, « il s’agit moins de ‘réfléchir sur’ que de ‘se laisser affecter par’ et ce n’est pas pour rien que, dans Mode de pensée, il ose dire la parenté entre philosophie & poésie » 29◊
I. Stengers (IS) commente:
« il ne prétend pas à une ‘qualité poétique’. Il s’agit de tenter de « trouver une terminologie conventionnelle pour les vives suggestions des poètes », de fabriquer des énoncés ‘en prose’, voire même ‘prosaïques’, qui font bien plutôt vaciller la conscience en suggérant l’importance de ce qui est usuellement omis. 30
Pour AWN, la vocation de la philosophie « est de ne rien éliminer de ce dont nous avons l’expérience »◊ 29 Sa vocation est de « faire sentir, c’est-à-dire d’aviver ou d’intensifier, ces dimensions de l’expérience qui insistent » de manière sourde◊ Il s’agit pour la conscience qui vacille au moment où elle se laisse affecter par l’expérience en train de se vivre◊ Voir aussi Les jardins statuaires, de Jacques Abeille◊ Sa plume mobilise décidément un imaginaire qui fait monde◊
SHEER DISCLOSURE
Un aparté lexical sur le sens à attribuer à l'adjectif anglais sheer◊
Si je reformule en anglais ce que je perçois dans l’expression sheer disclosure: it becomes obviously manifest, it manifests itself so obviously that it is impossible to ignore it◊ L'expression apparait à la page 44 de l'ouvrage◊ Il provient de l'oeuvre de Donna Harraway◊ Voici la phrase dans laquelle l'expression anglaise apparait:
Contexte: Nous sommes dans le deuxième chapitre intitulé Arts de la composition (avec les autres), et dans le chapitre, sous le premier des sous-titres: Art des conventions◊ L'autrice développe une procédure possible, le tirage au sort, pour constituer une convention citoyenne, ce que David van Reybrouck avait brillamment emmené sous le vocable « Le parlement des 1000, le G1000 »◊ Madame Stengers constate qu'un groupe constitué par tirage au sort
- « trouble le pouvoir de définition des modes d'abstraction experts,
- suscite l'émergence de valeurs qui n'avaient jusque là que des balbutiements pour se dire et,
- éventuellement, fait que la capacité d'accepter de "stay with the trouble", selon le mot de Donna Harraway, devienne affirmation d'une évidence positive86 – sheer disclosure◊ »
Le point soulevé ici est donc de nature linguistique◊ L'autrice nous livre deux expressions décontextualisées d'un des ouvrages non cités de Donna Harraway (les deux autrices se connaissent), même si la note 86 contextualise « une des constantes les plus remarquables des "conventions citoyennes" ... est que celles & ceux qui ont été mis en situation de penser collectivement une proposition " à risque" (l'autrice cite l'exemple de l'enfouissement des déchets nucléaires)
- résistent aux experts rassurants qui entendent
- circonscrire ces risques,
- les définir comme "gérables",
- mais réclament que ces risques soient pris au sérieux
- & insistent sur l'obligation d'avoir
- à rester activement vigilants,
- à "stay with the trouble", (proposition de traduction: à coller aux basques du malaise ressenti)
- contre le "fait accompli"◊ » 44
Activer les possibles de Didier Debaise est paru en 2018, un an plus tard donc, consacre presque une page au verbe disclose:
Ok, pas de problème de laisser le terme en anglais bien sûr, ce n'est pas un angliciste qui y voit d'inconvénient◊ Sauf que tous les lecteurs des ouvrages de Madame Stengers ne sont pas forcément anglicistes, et que sheer disclosure n'est probablement pas connu ni compris par un lecteur francophone; c'est évidemment un choix d'autrice tout à fait respectable, pour autant toutefois qu'il soit connu en français parce que les deux langues utiliseraient le même vocable par exemple◊ Mais, ici, ne serait-ce pas aussi une bonne idée d'avoir l'information "disclose = afficher" qui figure dans cet autre ouvrage... publié un an plus tard, car ce qui figure dans Civiliser la modernité ? c'est « affirmation d'une évidence positive »◊ Enfin, peut-être◊ Je comprends mieux pourquoi j'avais "tiqué" sur la double inclusion d'expressions anglaises avant d'effectuer le rapprochement...
Madame Stengers nous livre aussi plusieurs anecdotes de co-écriture d'ouvrages avec une autre autrice: j'ai sélectionné celle-ci. Elle me semble illustrer le point de vue que la linguistique pragmatique adopte face au texte en général: faire preuve d'empathie pour la lecture en l'outillant pour lever un maximum d'incompréhensions, de contresens rendus possibles en empruntant des raccourcis insuffisamment débroussaillés.
Cet extrait m'enlève un poids: je ne suis pas le premier à le susurrer ! Intervenir pour le bien du texte est une très jolie manière de dire cela◊ Merci, Madame, pour cette belle authenticité◊
Modes of thought délivre lui également au moins deux passages où l'adjectif SHEER est employé en anglais cette fois bien sûr. Ils figurent aux pages 4 & 167 de l'ouvrage rassemblant neuf conférences d'ANW en lecture◊
Voici les deux paragraphes: le premier suit immédiatement la citation sur les civilized people reprise juste après la Cartographie mentale de l'ouvrage figurant plus haut dans cet essai◊
Et le passage de la page 166-167:
Les pièces du puzzle linguistique sont ainsi en place pour éventuellement permettre de contourner la difficulté de lecture que peut constituer pour une lecture francophone de ces expressions éclosant telles quelles dans un essai en français, sans explication. Affichage pur & simple ? N'sais pas, moi...
Écrire, c'est faire affleurer la structure syntaxique
La prose est dense: Madame Isabelle Stengers (IS) n’a aucune chance dans Voici… Cette prose-ci, pourtant, est éclairée, précise, comme guidée par un feu intérieur apaisé qui rend cet ouvrage très lisible◊ Éminemment◊ Elle n'a pas toujours été aussi tendre envers un lectorat de non-philosophes◊
Le raisonnement est dépourvu de jargon même si certains termes récurrents prennent un sens précis sous sa plume, mais elle s’en explique de façon directe◊ La syntaxe s’est allégée, cependant toujours assidue à développer son propos◊ S’épèle devant nos yeux une suite en cinq chapitres porteuse de « la joie d’une pensée insoumise plutôt que la dénonciation » (4e de couverture)◊ Un choix de vie◊ Une finalité◊
Sa prose est porteuse, non de réponses, elle s’en défend dès l’entame de l’ouvrage, mais de questionnements adossés à l’œuvre d'Alfred North Whitehead (ANW)◊ Elle lui a déjà consacré deux ouvrages dont j’ai lu de nombreux passages du plus récent, Penser avec Whitehead, une libre et sauvage création de concepts◊ Ce solide volume exégétique repose sur des séminaires pluri-annuels jadis organisés à l’ULB◊ L'ouvrage date de 2002◊
Notons au passage que la présentation désincarcérée de la syntaxe très complexe de la phrase de la note 86 de Civiliser la modernité ? (voir le paragraphe intitulé Sheer disclosure plus haut) vise à la rendre davantage transparente aux lectrices & lecteurs◊ C'est une des techniques héritées de la linguistique pragmatique (François Richaudeau) qui se pratique sur Nulle Part◊ Elle permet également de prendre conscience du style d'un·e auteur·e◊ Cette technique-ci s'emploie à visualiser de façon simple la structure syntaxique au moyen de listes à puce◊
Des formules de lisibilité statistique d'un texte avait, parmi d'autres, constitué un axe de recherche exploré par F. Richaudeau◊
Selon les résultats obtenus par François Richaudeau, une phrase devrait idéalement ne pas dépasser seize mots pour assurer à son lectorat une compréhension optimale◊ Celle-ci en compte déjà 24◊ Je n'ose pas imaginer à quel diagnostic de lisibilité objectivée un ouvrage écrit par Madame Stengers aboutirait...
Ce graphique à gauche, figurant sur la couverture cartonnée d'un ouvrage, permet de saisir d'un coup d'oeil les paramètres "triturés" par cette approche passionnante◊
Réécritures définitoires
La démarche de lecture/reformulation pratiquée sur Nulle Part intègre des pratiques mises en lumière par la linguistique pragmatique popularisée par F. Richaudeau◊
En réécrivant un passage pour en clarifier le propos permet souvent de désincarcérer la structure syntaxique principale d'un excès de sous-phrases qui l'alourdissent, l'assombrissent, en masquent le propos◊
La démarche
- consiste à aplanir la syntaxe d’une phrase en s'efforçant de lever les ambiguités qui peuvent affleurer d'une lecture trop peu attentive, trop peu vigilante;
- par la même occasion, elle en clarifie la signification
- et met en valeur sa portée◊
Il s’agit de clarifier ces allants de soi pour l’autrice philosophe qui ne vont pas forcément de soi pour le lecteur/la lectrice qui tente à son tour d'intégrer les éblouissements que tous les ouvrages stengersiens recèlent◊
Du style d'écriture, sourdent
- sa complexité,
- son intensité,
- sa densité◊
Des concepts s’additionnent ainsi parfois jusqu’à un degré proche d’une certaine saturation propice au décrochage de la compréhension◊
Chaque concept fait doit être accompagné de sa valeur, sous peine de faire le constat de la suprématie d'un désert cognitif (l'expression est de Whitehead 152) à la cartographie qui restera inaccessible aux lectures pourtant favorablement disposées à son égard◊
Véronique BERGEN, autrice également sortie du sérail philosophique ULBiste, rend compte de Civiliser la modernité ? dans Le Carnet et les Instants, une revue en ligne promouvant les lettres belges francophones, côté institutionnel en tout cas, avec les copinages que cela suppose◊ Elle en fait même un de ses trois coups de coeur de l'année◊ Une autre chronique sur Nulle Part, une brève presque, rend compte d'un ouvrage dont I. Stengers est co-autrice◊ Elle se lit ici: La sorcellerie capitaliste◊
Ceci encore: fin 2018 est paru un ouvrage d'entretiens où I. Stengers livre plusieurs éclairages intéressants sur son écriture et, plus largement, sur son oeuvre◊ Références et une note de commentaire ici◊ La citation ci-dessus dans la discussion sur sheer disclosure montre le ton général de l'entretien retranscrit◊ Il décrypte, il nous confie un beau trousseau de clés pour comprendre comment la Cheffe travaille en cuisine avant de confier son texte à un éditeur, dans ce cas-ci dans une collection codirigée par Didier Debaise et Pierre Montebello◊ Les deux éditeurs ont été interrogés par Véronique Bergen pour La Quinzaine Littéraire sur leur conception éditoriale concernant cette collection◊ En cliquant sur ce lien, un fichier pdf s'ouvre, tel qu'il a été mis à disposition sur le site de l'éditeur, Les presses du réel◊