Neuf titres de cette autrice française d'origine vietnamienne garnissent la seule planche rassemblant des écrits dont une romancière tient la plume.
Disproportion manifeste: la balance penche trop fermement du côté masculin, d'où cet essai de volumétrie pratique au coeur de ma bibliothèque personnelle. C'est d'ailleurs depuis quelque temps déjà que je m'emploie à privilégier les plumes féminines pour mes acquisitions actuelles.
LINDA LÊ | |
DATE DE PREMIÈRE PARUTION | TITRE |
1989 | Solo |
1989 | Lettre morte |
1995 | Les dits d'un idiot |
1997 | Les trois parques |
2007 | Les évangiles du crime |
2012 | Lame de fond |
2014 | Par ailleurs (Exils) [un essai sur tant d'exils littéraires] |
2014 | Oeuvres vives |
2017 | Chercheurs d'ombres [une collection d'essais] |
L'entretien que Linda Lê (1963-2022) avait accordé en 2014 à Laurence Houot à l'occasion de sa double actualité éditoriale révèle qu'elle a vécu quatre ans au Havre quand elle était adolescente, de 1977 à 1981. « C'est là que j'ai vécu quand on est arrivés du Vietnam. C'était une façon aussi pour moi de rendre hommage à cette ville, qui n'est pas la ville qu'on imagine... Cette ville ... n'est pas à l'image de la France. »
Trois recensions de lectures figurent sur Nulle Part. Elles révèlent des emprunts et des prêts amicaux qui élargissent encore la pertinence de cette plume:
En tant que lecteur, cela fait quelques semaines que cette ville, Le Havre, réapparait avec la régularité d'un métronome dans ce que je lis. Après Jour de Ressac (Maylis de Kérangal, 2024 - à la date du 31.08.24 en suivant l'hyperlien), La petite bonne de Bérénice Pichot. Et enfin ces Oeuvres vives qui assemblent mon attention de lecteur. La plume de L. Lê y semble comme bien davantage apaisée que dans les premières oeuvres.
Libération (14 9 24, 28) consacre lui aussi un article à «La Ville qui n’existait pas», de Grégory Chatonsky, photos générées par l'intelligence artificielle qui s'exposent dans la ville qui existe, elle, jusqu'au 22 septembre 2024. Ce sera trop court... pour y accourir ! Même si... « Star de l’actualité des IA, Le Havre est aussi devenu depuis deux ans, et jusqu’à fin 2025, le terrain de jeu à échelle réelle d’un projet rétrofuturiste stupéfiant, dans lequel il est encore question de se remémorer une ville qui n’existe plus. »
Cette récurrence havrienne me pourrait peut-être presque même bien de susurrer l'idée d'en parcourir les rues automnales moi-même, weather permitting... Les modes d'emploi de cette ville y sont exposés avec sagacité. J'en ai pris bonne note...
Oeuvres Vives et Par ailleurs (Exils) sont en lecture. J'y reviendrai d'ici fin septembre: l'intention de rendre compte de mes replongées est vive.
Oeuvres Vives
Je demeure époustouflé par la sensation hypnotique que dégage la prose de Linda Lê. Ce roman narre par le très grand détail les nombreuses personnes qui ont connu un auteur décédé, Antoine Sorel, né Tran, qu'un journaliste a entrepris de rencontrer: il enregistre les entretiens que ces personnes ont eus avec lui. Il émane en quelque sorte un effet d'étouffement face à la profusion excessive de détails dont la lecture nous est proposée.
J'éprouve souvent, je l'avoue, le besoin de me dégager de cette lente glissade dans une glu narrative suffocante en sautant au paragraphe suivant, à la recherche d'un peu d'air frais sous la forme d'un fait inédit qui sauverait, qui me sauverait en quelque sorte, de cette gangue. Je poursuivrai pourtant la lecture à saute-moutons jusqu'à la 334e page. Il ne m'est en effet jamais venue l'idée saugrenue d'en abandonner la lecture.L'alcoolique misanthrope dont le journaliste, lui-même séparé de Ludivine, s'attache à retracer les étapes d'un parcours, jusqu'à l'étranglement presque, sans apparemment parvenir à conclure sous la forme d'un livre. Le Havre est un personnage à part entière & dans le roman & dans la vie de Linda Lê.
Les strates de vies qui s'emmêlent à mesure que s'étoffent les entretiens que le journaliste parvient à mener, grâce entre autres au seul frère survivant d'une fratrie de trois, Jean Tran.
Une éditrice entreprend de rééditer les oeuvres complètes d'Antoine Sorel; elle fait partie des personnes rencontrées par le journaliste.
Ce récit est mené avec maestria; il s'assemble un peu sous la forme d'un rubik's cube dont les facettes trouvent progressivement leur emplacement pérenne.
Chercheurs d'ombres
La lucidité face à soi, c'est auprès de ces Chercheurs d'ombres* que Linda Lê a si bien assemblés en 2017 en 17 essais, dont 16 étaient inédits, resserrés en 170 pages chez son fidèle éditeur, Christian Bourgois. Je suis subjugué par la pertinence de cette écriture à couteaux tirés à l'encontre, envers le réel ou à l'avers de lui. Elle m'émeut autant qu'elle me remue par cet art du choix des vies réelles, fictionnelles, cinématographiques qu'elle évoque pour essayer un assemblage personnel dont elle tire une leçon de vie. Libre à nous, en notre for intérieur, d'en disposer à notre façon car UN trait majeur de cet ensemble est de ne jamais rien conclure. Elle y expose. À nous d'en disposer. Ou pas. Ou pas entièrement. À nous d'en frayer un passage qui se diversifie à chaque reprise en se faufilant entre les récifs qui jalonnent ces pages.
Emplir d'ampleurs venues d'ailleurs les terrains vagues de l'âme constitue un luxe qui se faufile sans malice dans les interstices, ces viduités que rien n'aménage.
- « Nulle part au cours du récit Norman Mailer ne répond.à la question posée dans le titre [Pourquoi sommes-nous au Vietnam?]. » 16, in Les âmes hurlantes (d'une guerre et du cercle magique du mensonge).
- « C'est à une exploration des confins que nous invitent Christina Campo et Maria Zambrano, toutes deux certaines que "philosophique est l'interrogation et poétique la trouvaille": entre révélation et occultation, entre clarté et obscurité, le chemin qu'emprunte l'homme, fils de ses rêves, ne mène peut-être nulle part, mais ce que Christina Campo appelle le "charme violent" de certains livres vien aussi de ce que nous, lecteurs, sommes face à des oeuvres comme des enfants égarés dans la forêt, chacun se demandant ce que l'autre sait de ses souffrances, chacun sachant ce qu'il lui faut atteindre, ce sommet où le texte devient présence absolue. » p.54 in Les soeurs de l'aurore.
- « Chamboulé, égaré, toujours à deux doigts de s'évader, toujours prêt à se dresser contre les trafiqueurs, les faussaires, toujours de nulle part et impatient de s'en aller ailleurs, de prendre le large et de dyamité les forteresses de la raison, [Jacques Prevel] aurait pu dire de ses écrits: " Ceci n'est pas un livre ... C'est de l'absence qui jargonne, bafouille, éructe, vocifère, incendie." » p 72 in La vie par effraction.
- « Le cinéma de Sharuna Bartas n'est pas un lieu fermé, il ouvre des portes, même sur le clandestin, le nulle part. Il invite à tenter une évasion vers un ailleurs éloigné de tout exotisme. » p. 155 in "J'aime tous les hommes qui plongent".
* « Les chercheurs d'ombre dialoguent avec l'outremonde, s'inventent des vies souterraines, jouent avec les multiples possibilités qu'offrent les avatars, non sans avoir conscience d'un danger, que met en avant le sagace Nathaniel Hawthorne: " Parmi la confusion apparente de notre monde mystérieux, les individus sont si bien ajustés à un système, et les systèmes les uns aux autres et le tout ensemble, que, en s'effaçant un court instant, un homme s'expose au risque terrible de perdre sa place à jamais." » p. 163 in Faire le mort (De l'art de s'évanouir dans la nature).
En prenant du recul par rapport son oeuvre m'est venue une comparaison: la plume de Jacques Abeille s'adosse au rêve; son souffle m'emporte. La plume de Linda Lê, elle, m'essouffle. Elle semble s'adosser au cauchemar: son style me suffoque par sa pertinence; il est tout aussi adddictif que celui de Jacques Abeille à mes yeux, pour des raisons qui, à la réflexion, paraissent exactement opposées. Je suis déporté par la force de l'essoufflement qu'elle induit en moi.