Comprendre mieux ce dont nous avons hérité du millénaire écoulé, tel est un des propos de cet ouvrage en deux tomes, de la main d’un médiéviste spécialisé en histoire intellectuelle des sociétés médiévales. Il fait plus que définir les circonstances d’une occupation possible du monde dans ce deuxième tome intitulé Généalogie d'une morale économique; il en certifie certains chemins empruntés dans l’occident chrétien qui est le nôtre. Il en balise d’autres, en cerne des errements, des erreurs d’aiguillages, moult aigreurs stomacales qui en ont résulté.


Un économiste , Jacques Fradin, a consacré à l'ouvrage de l'historien spécialiste du moyen âge une très (trop ?) longue présentation/rejet sur le site Lundi Matin, pas le meilleur hébergeoir de propos nuancés...

Je n'ai pas l'intention de trancher entre deux propos; j'engrange plutôt que deux éruditions sont à l'oeuvre: celle de S. Piron s'adosse à l'histoire du moyen âge dont il est un spécialiste. J. Fradin soumet l'oeuvre à une analyse critique en partant d'un autre point de vue, marxiste bien davantage que marxien. Il semble parfois se laisser emporter par ses propres certitudes, entre autres l'une d'entre elles, celle d'avoir raison... Il est présenté par le site sur lequel il est une plume régulière (& fort admirée par l'équipe qui anime le site) comme « Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l’évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. »

Entre les deux généalogistes, le dialogue semble pourtant mal engagé... J'y reviendrai brièvement dans le 3e encadré.


Sylvain Piron, lui, est directeur d'études de l'EHESS où il anime une chaire consacrée à l'histoire intellectuelle des sociétés médiévales. Il est sur Nulle Part une plume appréciée. La démarche tiendra avant tout à tenter de bénéficier de leurs points de vue très contrastés & probablement complémentaires à bien tout prendre en considération.

Je n'ai pas connaissance d'une éventuelle réponse que S. Piron aurait pu offrir à l'essai de J. Fradin. Elle n'était d'ailleurs probablement pas nécessaire, comme on le verra.


Généalogie de la morale économique, Sommaire & titrailles [ajout pour transformer le sommaire en table des matières analytique]

PREMIÈRE PARTIE

« Ce livre ne milite pas pour l'abolition du capitalisme, même s'il juge bien préférables d'autres formes d'organisations collectives que celles qu'aimante la seule recherche du profit. S. Piron » 26


1. Exorcisme du capital

Ce premier chapitre a été rédigé après les onze autres. Il indique la voie spécifique qu'emprunte S. Piron, ce qui rend sa plume précieuse pour adosser nos propres ressentis à des recherches infiniment plus solides que celles que n'importe quelle existence peut atteindre, seule, dans son coin. Se nourrir de de discernement alimente le soi en le refondant sur des bases plus tangibles que celles qui le fondaient de prime abord; Là où l'auteur introduit & clôt son propos, la lecture est susceptile de bien mieux saisir son propos réfléchi.

Une solide érudition l'étaie en effet. Il suffit de dénombrer les 1488 notes qu'il a semées au cours des douze chapitres. Cela fait une moyenne de 124 notes par chapitre. Quatre d'entre eux dépasse de loin cette moyenne: le 4e (209), le 6e (178), le 8e 227 et le 10e (158).

  • Le recours à l'histoire
  • Dans les ruines du christianisme
  • Naturel & surnaturel
  • L'ombre des postulats chrétiens
  • La machine folle
  • Le choix qui nous attend
  • La société du futur [Spinoza cité pour son équivalence entre dieu & la nature, 33. J'y reviens dans un encadré plus bas.]
    • « Ce livre se compose d'une douzaine d'études, distribuées en deux parties. Dans un premier temps, il sera surtout question d'explorer les mythologies chrétiennes, liées au travail, dans le but de faire ressortir la profondeur temporelle de nos conditionnements et des idéologies qui nous les inculquent. Je n'en dis pas plus pour l'instant car le chapitre qui vient a pour fonction d'introduire à ces questionnements. À partir du huitième chapitre, un second volet prolongera cette partie historique des présupposés de la pensée économique en abordant certaines notions cardinales telles que valeur, monaie, risque, capital, sans prétention à l'exhaustivité. La notion de marché aurait eu sa place dans le tableau, si un article d'Alain Guéry n'avait pas déjà brillamment exposé l'essentiel de ce que j'aurais pu dire sur le sujet. D'autres études ont dû être laissées de côté par manque de place & de temps. » 34 [Disons simplement qu'il est peut-être dommage que l'auteur ait "noyé" ce passage (il se poursuit hors citation) dans le coeur d'un exorcisme du capital, alors qu'il aurait peut-être pu former une adresse liminaire destinée au lectorat, en vue de constituer
      • une note sur son élaboration,
      • un mode d'emploi de cette généalogie.]
    • Alain Guéry est un des maîtres de Sylvain Piron: « Il m'a formé aux questions d'anthropologie économique, notamment à l'occasion du séminaire "dons, monnaies, prélèvements" » La référence renvoie aux pages 435-460 d'un ouvrage à découvrir en cliquant sur ce lien. D'autres ouvrages de lui se lisent, parfois intégralement, ici.
    • Une note retirée en fin d'ouvrage - p. 360 - précise même les titres des chapitres abandonnés:
      • Incarnation & pauvreté,
      • Archéologie du choix rationnel,
      • L'occupation des terres,
      • la régulation morale des marchés,
      • La construction de l'être de besoins.
    • L'auteur ajoute qu' « on en retrouvera des bribes ici ou là », sans plus de précision. Un troisième tome en préparation ?
  • Histoire & génalogie

Encadré 1, Aparté sur Spinoza

Quand Spinoza est cité dans un ouvrage, souvent il retient l'attension. La citation intervient à la fin du sous-chapitre intitulé La société du futur, p. 33. Le paragraphe précédent se termine par: « Il rest à tracer la progression d'une écologie de l'esprit [titre d'un ouvrage de G. Bateson] qui admettrait sérieusement que les humains n'ont pas le privilège de la conscience. »

La citation: « ... À mes yeux, c'est dans sa difficulté même que Spinoza se révèle comme le philosophe le plus actuel. L'équivalence entre dieu et la nature produit un court-circuit qu'il faut, si j'ose dire, maintenir sous tension, plus que de céder à la tentation typique des modernes d'en évacuer le terme le plus gênant. [dieu, donc...] La proposition signifie

  • d'une part que le divin n'est pas séparé du monde &
  • qu'il donc prétendre le diriger à distance par l'entremise d'instances hiérarchiques;

mais si toutes les choses pensantes ou étendues sont comprises comme des attributs ou des affections d'attributs de la substance divine, [alors] leurs relations se trouvent placées sous le signe d'un enchevêtrement sans fin au sein duquel les humains ne disposent d'aucun privilège face à l'infinité d'autres êtres tout aussi divins. La possibilité

  • d'accéder à la conscience d'être des attributs de la substance universelle
  • & de ressentir la connexion intime de toutes choses

n'a jamais été aussi grande qu'aujourd'hui. Les recherches les plus récentes ... semblent apporter un début de démonstration empirique des hypothèses ontologiques [de Spinoza. »

Je suis éventuellement disposé à suivre Sylvain Piron à ne pas évacuer le terme le plus gênant de l'équation entre dieu & la nature (une discussion se lirait ici.) Pour que cette disposition à envisager de le suivre soit mise en confiance, il conviendrait de disposer d'une définition du divin compatible avec l'agnosticisme pour point de mire.

Une autre piste s'esquissant à distance du religieux pourrait consister en celle tracée par Corine Sombrun & Charlotte Marchina qui ont toutes deux mises été en contact avec des chamanes dans une double démarche anthropologique qui inspire confiance. Davantage que le divin, je parlerais peut-être du parfum de mystère qui flotte sur les zones débordantes qu'un corps percevrait en conscience. (Sur les zones débordantes qu'un corps perçevrait en conscience, voir Équinoxiales en date du 30 3 2022)


2. Mythologies du travail


3. Ève au fuseau

Des illustrations appuient l'exposé des chapitres 3 & 4.

  • Une visite à Monreale
  • À la recherche d'antécédents antiques
  • Ève aux champs
  • La quenouille à long manche
  • Le secours angélique
  • Ève & Marie
  • conclusion

4. Adam jardinier

C'est probablement dans ce chapitre que l'auteur prend conscience qu'il pourrait donner l'impression de se disperser. Il nous accompagne d'une note d'intention (105): « Luther, Augustin, Origène & Philon d'Alexandrie marqueront les étapes majeures de cette remontée qui se poursuivra au chapitre suivant par un examen de la composition même du texte biblique. L'ascension pourra parfois sembler un peu rude & la traversée de certaines forêts au feuillage dru légèrement inquiétante. Que ces difficultés ne vous arrêtent pas. Je vous promets que l'effort sera récompensé. » Bref, la traversée mérite travail de notre part, ailleurs qu'au jardin donc !

  • Travailler au jardin
  • Adam & la réforme
  • De la contre-réforme au christianisme social

Encadré 2, Second aparté sur Spinoza

L'index des noms permet d'isoler une mention de Spinoza qui clôt le sous-chapitre De la contre-réforme au christianisme social: « Il est bon de rappeler à ce stade que le penseur moderne le plus éloigné de l'idée que le travail pût être une vertu, pareillement étranger à toute notion de péché originel, B[ento] Spinoza, travailleur manuel de son état, opposait à la célébration du faire la clarté de la pure joie d'être. » 112 (lettre 19).

  • Lire la genèse au sens littéral
  • Lectures médiévales
  • Pendant ce temps en Orient
  • Philon d'Alexandrie
  • Le divin Origène & sa postérité
  • Les tourments du jeune Augustin
  • Le jardin comme sanctuaire
  • Travail & repos dans le judaïsme ancien
  • Conclusion

5. L’expulsion de la déesse

  • Composition de la genèse
  • Mythologies comparées
  • Ashérah, la déesse oubliée [la femme de dieu]
  • Incise sur le sacrifice des premiers-nés
  • Retrouver Gomer
  • La lutte pour le jardin
  • L'éco-feministe malgré lui

À nouveau, l'authenticité d'une plume: « Ce chapitre constitue un dérapage flagrant au regard du plan initialement prévu. Par une étrange obstination, cherchant à comprendre le sens original du verset biblique dont les commentaires ont fait l'objet du chapitre précédent, je me suis trouvé embarqué pendant des mois dans une recherche plus générale sur la rédaction du second récit de création. » 163 Se trouver si bien accompagné par un auteur défendant par ailleurs dans ce livre une thèse qui se lit ainsi: « L'athéisme est une théologie qui afirme l'inexistence de l'inconnaissable. 17-18 » m'a permis d'augmenter une connaissance d'une religion, qui n'est pas mienne - je vaque sans aucune - qui constitue pourtant la trame pourrie d'un occident qui est en train de se crasher...


6. L’occupation du temps

  • L'absence d'esprit du Capitalisme [Weber]
  • La vie des pères du désert
  • Le sens du travail manuel
  • Le travail comme forme de l'expérience temporelle
  • Structure de l'ennui
  • Des moines à l'ouvrage ?
  • L'acédie médiévale
  • Le retour des pères du désert
  • Voeu & vocation
  • Conclusion

7. L’industrie humaine


DEUXIÈME PARTIE

8. Généalogie de la valeur

  • La rénovation du vocabulaire médiéval
  • Acheter, payer, quitter
  • Valor: généalogie d'un néologisme
  • Aristote & la justice dans l'échange
  • La première traduction intégrale de l'Éthique
  • Albert Legrand lit Aristote
  • Lectures ultérieures: ALbert & Thomas d'Aquin
  • La synthèse olivienne

9. Risque et capital


10. Monnaie et souveraineté


11. Le devoir de gratitude

  • L'usure autour de 1200: une cristallisation culturelle
  • La définition juridique de l'usure
  • Usure & réciprocité
  • Antidora
  • Fortune du terme au XIIIe siècle
  • Construction d'une opposition structurelle
  • Suite & fin: Hume & Smith

12. Puissance de la poésie

Ce chapitre tient en six pages & ne comporte pas de sous-parties. Je l'ai lu dans le droit fil du premier, fidèle à cette technique de lecture experte acquise depuis longtemps, elle faisait d'ailleurs l'objet d'un enseignement spécifique pour faciliter la lecture d'apprenant○e○s en anglais de spécialités. Ces deux lectures rapprochées constituent un raccourci englobant assez révélateur du contenu général des dix autres chapitres.Il s'en dégage la conjonction d'une puissance d'agir au passage à travers de nombreux champs de l'éthique.

Enfilage de citations, parfois réorchestrées:

352  La principale leçon que l'auteur dégage tient dans cette attention à la longue durée qu'il propose à ses contemporains.

352 « » « L'histoire est toujours beaucoup plus complexe & à aucun de ses tournants on ne peut jamais imputer de responsabilité univoque. »

« L'occupation du monde par les activités humaines s'est étendue au cours du [deuxième] millénaire, au rythme

  • de l'éloignement du divin
  • & de la sortie de la religion.

Cet éloignement, cette sortie sont deux mouvements, deux dynamiques. »

L'héritage chrétien du capitalisme moderne tient du système de croyances qui sert à légitimer son emprise sur la vie sociale. Affirmer la poésie comme le contraire de l'économie. La poésie seule constitue «  le seul marteau qui peut rêver de fracasser par sa puissance la tyrannie de l'imaginaire capitaliste. »


Note nullepartienne en partage: Le fait que seul un marteau puisse rêver augure mal, non de sa capacité destructrice dans des mains humaines, mais bien de son potentiel de constituer ensuite un chemin de sortie praticable. A-t-on jamais vu un marteau rêver ?

Déconstruire un système de croyances d'origine chrétienne, telle une livrée endossée par le capitalisme, au moyen du marxisme (ce marteau...) a échoué. Le genre humain devrait alors, peut-être par la poésie, pourquoi pas, construire un cheminement novateur en vue d'emmener l'humanité (le tumultueux peuple des humains, espèce phlétorique excédentaire) vers une approche

  • enfin respectueuse de notre hébergeuse, la Terre,
  • qui soit dans la même foulée émancipatrice pour l'espèce humaine

sans plus faire d'elle une dominatrice superpuissante capable d'écraser la planète qu'elle engrosse de ses technologies devenues folles.

Il n'est pas rare qu'un ouvrage choisisse la POÏÊSIS au sens grec de « création, fabrication, conception » ( Augustin Berque notamment en parle bien dans Poétique de la Terre, 204) comme point de chute ou même comme grille de lecture du réel contingent dans lequel le genre humain est immergé. Il s’agirait en quelque sorte

  • d’observer
  • & de promouvoir
    • la conception,
    • la fabrication,
    • la création
      • de la Terre dans le cerveau humain,
  • en vue de mieux apprécier comment il chemine vers davantage de sens (meaning & senses in English), aussi pris dans son acception sensorielle, mieux accordés aux milieux dans  lesquels tous les corps humains vivent en s'accordant musicalement les uns aux autres,
  • en vue de respecter enfin la partition que la Terre nous a concoctée.

Malheureusement, nous n'avons pas encore commencé à la lire, cette partition, tout occupés que nous sommes à nous combattre les uns les autres,

  • qui à coups
    • de goupillons – les religions comme corps constitués d'asservissement sont très loin d'avoir disparu: hindouisme indien, shintoïsme japonais, diverses orthodoxies, charismatiques catholiques, hindouisme en Inde, shintoïsme au Japon, la Chine si complexe, l'islam en nombre de ses livrées extrêmes, etc. —,
    • de yuans, de dollars,de yens, de roubles, & illusions-nous un instant: d'euros...,
  • qui aux sons des canons.

& je ne suis pas sûr que les puissances économiques, universelles, internationales, en ce compris politiques, soient jamais capables de lire cette partition. Rien de grave, bien sûr. Une espèce de plus aura été balayée de la superficie terrestre, voilà tout.

La planète, elle, nous survivra.

Telle va la vie.


354 « À la façon d'un tableau cubiste, j'ai proposé, nous dit Sylvain Piron, d'observer le destin de l'occident dans différentes perspectives qui ne se raccordent pas exactement. » Cette mise en perspectives enrichit notre univers réflexif de façon incontestable.

 


Bibliographie
Index

  • des noms
  • des principales thèses défendues dans ce livre

Temps de dispersion ?
L'assemblage d'études distinctes peut parfois donner l'impression de lire un ouvrage disparate, qui se disperse un peu parfois, sans que jamais il ne soit une "perte" de temps de lecture toutefois. La longue parenthèse que constitue le troisième chapitre intitulé Ève au fuseau constitue par exemple une restauration d'Ève comme beucoup plus égale à son mec... en passant par Ashérah, épouse de dieu, elle, deux chapitres plus loin. Du machisme religieux, en quelque sorte, taisait leur présence essentielle.

C'est à cette fin que se compose à mesure que ma lecture progresse, de façon éclectique, la véritable table des matières analytique de l'ouvrage telle que l'auteur l'a voulue – & telle que l'éditeur ne l'a pas rendue ! –. J'ai trouvé utile d'y ajouter des citations qui aident à pénétrer dans ce foisonnement d'érudition sans fin. Souvent, au travers de lectures, un coeur-lecteur balance entre émerveillement & éblouissements. Il s'en porte à merveille !

 

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